"Chantal Akerman : Travelling", à "Bozar", jusqu'au 21 Juillet
« Comment, de mon histoire, ou parce que ma mère n’a rien raconté des camps, sans doute, tout mon travail est né de ça […]. Il est né d’une sorte de trou que j’avais besoin de remplir et que j’ai été chercher à travers des films, et des mots, et des gens, et sans doute que je n’arriverai jamais à remplir, et c’est ce qui me poussera encore à travailler », écrivit la réalisatrice belge Chantal Akerman (Etterbeek/1950-Paris/2015).
« Les images littérales finissent par ne plus émouvoir, il faut passer par un autre chemin, pour que les gens en face puissent exister et ressentir, dans un vrai face à face avec les images », écrivit-elle, en 2014.
Autre citation, en 2003 : « Je voudrais que le spectateur éprouve une expérience physique par le temps utilisé dans
chaque plan. Faire cette expérience physique que le temps se déroule en vous, que le temps rentre en vous. »
Organisée au « Palais des Beaux-Arts » (« Bozar »), jusqu’au dimanche 21 juillet, en collaboration avec la « Cinémathèque royale de Belgique » (« Cinematek ») et la « Fondation Chantal Akerman », entrons au sein de l’exposition « Chantal Akerman : Travelling » par l’habituelle porte de sortie, découvrant, immédiatement, les premiers écrans, avec la projection des extraits de ses 4 premiers films muets, tournés, en 1967, en noir et blanc, en « 8 m/m standart », un format amateur, aujourd’hui disparu.
Réalisés pour son examen d’entrée à l’« INSAS » (« Institut National Supérieur des Arts du Spectacle »), ils nous proposent des images de la « Foire du Midi » et des boutiques de Knokke, dans lesquelles nous voyons son amie Marilyne Wathelet, avec qui elle créa la société de productions « Paradises Films », avant que cette dernière ne devienne la productrice de ses films.
« Personne ne me prenait au sérieux dans cette école. On se moquait carrément de moi. J’ai compris qu’il fallait que je tourne pour susciter un tant soit peu de respect« , écrivit-elle, 22 ans après, en 1989, concernant la raison de son départ précipité de l’ « INSAS ».
« Pourquoi tu commences par une tragi-comédie où tu joues toi-même ? Pourquoi tu t’en détournes pour aller vers
des films expérimentaux et muets ? Pourquoi ceux-là achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici à la narration ? Pourquoi tu ne joues plus et puis tu fais une comédie musicale ? Pourquoi tu fais des documentaires et puis tu adaptes Proust ? Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit ? Pourquoi tu fais des films sur la musique ? Et enfin à nouveau une comédie. Et puis aussi tu fais des installations. Sans te prendre pour une artiste. À cause du
mot artiste », s’interrogeait Chantal Akerman (« Autoportrait en Cinéaste »/2004/p. 10).
Partant de cette citation, cette exposition en suit le rythme, les étapes, nous présentant de nombreux films, via des archives de production inédites, des coupures de presse, des extraits de films, des lettres, des notes, des photos de tournage, des rushes, des scénarios, des synopsis, …, ainsi qu’une sélection des installations de cette réputée cinéaste, dont le film culte « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles » (Belgique-France/ 1975/ 201’/avec Delphine Seyrig & Henri Storck) fut labellisé « meilleur film de tous les temps », en 2022, par le magazine britannique « Sight & Sound », édité par le « BFI » (« British Film Institute »).
Dans « Le Nouvel Obs », en 1989, un collègue français reprenait le propos de Chantal Akerman : « Je me retournais dans mon lit, inquiète. Et brusquement, en une seule minute, j’ai tout vu de Jeanne Dielman. »
D’autre part, elle déclara : « C’est une histoire de claustration spatiale et mentale, un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie, pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort. »
Marquée par la déportation à Auschwitz de sa famille juive polonaise, sa maman étant la seule à revenir de ce camp d’extermination nazi, sa vision, à 15 ans, de « Pierrot le Fou » ( Jean-Luc Godard/France/1965/110’/avec Jean-Paul Belmondo) suscita tout son intérêt pour le cinéma.
« J’étais à Bruxelles, je n’aimais pas du tout le cinéma, je trouvais que c’était pour les débiles. Tout ce qu’on m’avait emmené voir, c’était ‘Mickey Mouse’ ou des choses comme ça. Avant c’était toujours ‘Les Canons de Navarone’ et je m’en foutais de ces choses là. Et puis j’ai vu ‘Pierrot le Fou’ et j’ai eu l’impression que ça parlait de notre époque, de ce que je sentais. Je ne sais pas mais c’était la première fois que j’étais émue au cinéma, mais alors … violemment. Et sans doute que j’ai voulu faire la même chose avec des films qui seraient les miens la même chose » (Chantal Akerman).
Notons que son premier court métrage en format 35 m/m, muet, en noir et blanc, « Saute ma Ville » (Belgique/1968/ 12’30) fut entièrement tourné dans la cuisine de sa mère, à Bruxelles, ce film étant considéré comme l’une des œuvres introspectives pionnières dans les pratiques artistiques de l’époque, ayant été bloqué deux ans, faute d’argent, dans le laboratoire cinématographique « Meuter-Titra ».
Ayant rencontré Chantal Akerman à la « Cinématek », le réalisateur belge André Delvaux (1926-2002) – lauréat, à titre posthume, en 2011, d’un « Magritte d’Honneur, pour l’Ensemble de sa Carrière », fait « docteur honoris causa » , à l’ « ULB » – la recommanda Chantal Akerman au cinéaste et historien du cinéma Eric de Kuyper (°Bruxelles/ 1942), qui la diffusa dans son programme « L’autre Ville » de la « BRT » (ancêtre néerlandophone de l’actuelle « VRT »), la propulsant, ainsi, dans carrière cinématographique.
Au sortir, en 1967, de l’ « INSAS », où elle n’étudia qu’un semestre, elle émigra à New York, où – marquée par le contexte esthétique et social d’une ville en perpétuel mouvement – elle réalisa « Hanging out Yonkers » (« Traîner à Yonkers »/Belgique/1973/45′), un magnifique « footage » muet, en format 16 m/m et en couleurs, tourné dans la Ville de Yonkers, témoin d’une rencontre avec des jeunes d’un centre pour toxicomanes, ce qui nous constitua une évocation du futur cinéma de Chantal Akerman, au travers d’une réelle chorégraphie filmée autour d’un billard.
Fréquentant assidûment l’ « Anthology Film Arhives », elle se passionne pour le cinéma expérimental du réalisateur américain Jonas Mekas (1922-2019) et du cinéaste canadien Mixhael Snox (1928-2023), elle réalisa son premier long métrage muet, tourné à New York, dans un hôtel bon marché, édifié au coin de Broadway et de la 94è rue, réservé aux marginaux, « Hôtel Monterey » (Belgique-Etats Unis/ 1973/62′), un hôtel de 14 étages, au sujet duquel Chantal Akerman écrivit : « Dans les chambres, les couleurs semblent agonir, (l’hôtel) ressemblant alors à une bouillie baveuse et collante ».
« Le seul endroit où je pourrais me sentir chez moi est New York, parce que, là-bas, tout le monde vient d’ailleurs. moi, je n’aime pas appartenir à un lieu précis. Cela maintient l’esprit en éveil et permet de comprendre, de ressentir ce que peuvent vivre des plus étrangers que moi par leur langue ou leur couleur de peau » (Chantal Akerman).
De retour à Paris, elle tourne dans une cuisine et une salle de séjour, servant, également, de chambre à coucher, son court-métrage muet expérimental, tourné en format 16 m/m et en couleurs, « La Chambre » (Belgique /1972/ 11′), qui se résume à trois longs panoramiques circulaires horizontaux, sur 360°, Chantal Akerman étant couchée sur son lit, mangeant une pomme, lors du 2è passage de la caméra, alors que le sens de sa rotation venait de s’inverser, ce qui lui fit dire, suite à ce changement de sens : « Le choc dans le cerveau du spectateur vient de cette rupture avec un rythme qu’il croyait immuable. »
Parmi ses principaux films, citons la comédie « Un Divan à New York » (France-Allemagne-Belgique/1996/108’/avec Juliette Binoche/film lauréat, en 1996, d’un Prix, au « Karlovy Vary International Film Festival », en République tchèque), ainsi que « La Captive » (France-Belgique/2000/118’/avec Sylvie Testud), dont le scénario est, en partie, basé sur le roman « La Prisonnière » (1923), de l’auteur français Marcel Proust (1871-1922), son tournage ayant été influencé par un film d’Alfred Hitchcock (1899-1980) : « Vertigo » (Etats-Unis/1958/122′).
Pour « La Captive », « j’étais obligée de travailler à l’instinct, sans trop réfléchir et donc sans trop rationalisé et j’ai donc, aussi, je crois, , retrouvé cette impulsion de mes premiers films et, presque, cette innocence » (Chantal Ackerman).
Evoquant Marcel Proust, elle écrivit : « Je me sentais dans un tel état d’intimité avec Marcel, que je lui parlais, le tutoyais, l’appelais ‘mon petit Marcel’, comme j’aurais appelé un petit frère. C’était presque devenu quelqu’un de ma famille … tant et si bien je n’ai plus pu résister … Ce que j’adore dans la littérature, c’est qu’aussi loin que l’ardeur aille dans la description, quoiqu’il arrive, il reste toujours une place à l’imaginaire du lecteur … J’ai un rapport à l’écriture » certainement aussi fort qu’au cinéma … On écrit partout. Déjà gosse, j’avais cette idée un peu bébête de la bohème, que j’allais un jour écrire des romans à Paris, dans une chambre de bonne … Il faut écrire quand on veut faire un film. »
Trois critiques de presse pour son film « La Folie Almayer » (Belgique-France/2011/127′) :
pour « Critikat.Com », par Arnaud Hée : « Par son ampleur et son ambition, ‘La Folie Almayer’ vient rappeler combien Chantal Akerman est une cinéaste essentielle. »
pour « Les Fiches du Cinéma », par Olivier Bouchard : « D’un point de vue cinématographique, cette adaptation du premier roman de Joseph Conrad est une réussite totale, malgré un aspect narratif placé au second plan, au profit du travail formel et esthétique. »
pour « Première », par Isabelle Danel : « La moiteur sourd de chaque plan ; des voix off relaient l’image qui distille, comme un poison, le colonialisme, la soif de l’or, la démence et la passion. Sublime. »
« Chantal Akerman. Travelling » se déploie au sein d’une douzaine de salles, sur plus de 1.000 m2, nous proposant , en outre, avec le support de vidéos, 7 installations artistiques, dont certaines réunies pour la toute première fois, comme « Voice in the Desert », présentée à la « Documenta », à Kassel, en 2002, ou encore, en clôture de la présente exposition, « Now », présentée à la « Biennale de Venise », en 2015, l’année de son décès.
Cette dernière installation est constituée de cinq projections, sur écrans acryliques, et sonorisée par sept canaux mono et stéréo, avec, entourant la porte de sortie, deux faux aquariums chinois et des tubes fluorescents.
Après la chute du mur de Berlin (1989), Chantal Akerman s’intéressa à l’Est européen, y séjournant, pour réaliser « D’Est » (Belgique-France-Portugal/1993/107’/présenté, en 1993, au « Festival de Locarno »), capturant la réalité et la mutation des anciens territoires soviétiques, filmées de l’été à l’hiver, dans une série de travellings ou en caméra statique.
Créée à partir de ce film, – réalisé en format 35 m/m, nous découvrons, à « Bozar », son installation « D’Est : au Bord de la Fiction » (1995), composée de 24 écrans, disposés en huit séries de trois écrans vidéos. Un voyage, filmé de l’été à l’hiver, de l’Allemagne de l’Est jusqu’à Moscou, en passant par la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie & l’Ukraine, Impressionnant !
Cette installation fut présentée au « Walker Art Center », à Minneapolis, au « Jeu de Paume », à Paris, à l’ « Instituto Valenciano de Arte Moderno », à Valence, et, maintenant, à « Bozar », à Bruxelles … Pas mal pour une réalisatrice qui ne termina pas ses humanités et n’étudia que quelques mois à l’ « INSAS ».
Concernant ses installations, Chantal Ackerman écrivit : « Cela permet de penser autrement les images (, qui, sinon,) finissent par ne plus émouvoir. Il faut passer par un autre chemin, pour que les gens, en face, puissent exister et ressentir, dans un vrai face à face avec les images. »
« Quand je m’attelle au matériau des installations, c’est comme un tournage de documentaire, tu ne sais pas où tu vas arriver, tu sculptes une matière, elle se met à s’organiser toute seule, et tout à coup l’œuvre est là, elle arrive comme une évidence. (…) Dans les installations je ne suis pas de fil, c’est magique, les possibilités multiples surviennent tandis que je malaxe la matière et c’est elle qui m’entraîne. Je la travaille, elle devient autre, et voilà on y est. L’invention provient de la transformation, le processus est libre et fascinant, une pure jouissance. »
De retour à ses films, nous nous devons d’évoquer « Sud » (France/1999/71′), un documentaire traitant de crimes racistes insoutenables, perpétrés dans le Sud des Etats-Unis, tel le meurtre de James Byrd Jr., un afro-américain, « brutalement battu, enchaîné, par les poignets, et déchiré en morceaux, alors que son corps était traîné sur une petite route de campagne poussiéreux. Un des plus vicieux crimes de haine dans le nouveau Sud. »
Concernant ce documentaire, Chantal Akerman écrivit : « Le chemin a été long et tortueux pour arriver à l’idée de ce film. Long ce chemin, qui m’a finalement fait comprendre que ce film tournerait une fois de plus autour de ce qui
continue à m’obséder : l’histoire, la grande et la petite, la peur, les charniers, la haine de l’autre, de soi et aussi l’éblouissement de la beauté. »
Avec son film « De l’autre Côté » (France/2002/103′), un documentaire également tourné aux Etats-Unis, la réalisatrice belge s’attaque à une autre problématique, celle des Mexicains refoulés à la frontière à la frontière des Etats-Unis, voire incarcérés dans le désert de l’Arizona, un panneau nous présentant deux articles du « New York Times », une carte géographique régionale et des photos du tournage.
Elle écrivit : « Dans ce film-ci, l’ailleurs c’est l‘Amérique du Nord, et les pauvres sont les Mexicains … On n’arrête pas quelqu’un qui a faim. Mais on a peur. Peur de l’autre, peur des maladies qu’il eut apporter avec lui. Peur de la solitude. Peur d’être envahi. Mais on n’a pas peur de le tuer ».
« Je me suis prise au jeu de l’art. Pour la première fois, j’ai eu l’idée de l’installation avant le film. Je voulais mette un écran à la zone frontière du Mexique et des Etats-Unis. Y projeter une partie de mon film et le refilmer dans cet espace, un espace authentique. »
Dans cette même salle, où les deux documentaires précédents sont évoqués, les cinéphiles peuvent s’asseoir devant une grande table, sur laquelle huit dossiers, fort complets, peuvent être consultés, reprenant nombre de documents concernant la plupart de ses films. Aussi, à un bout de table, deux téléviseurs sont à notre disposition, nous permettant d’écouter les propos de Chantal Akerman, enregistrés et filmés, au sein de seize séquences de moins de trois minutes jusqu’à plus de 56′, cette dernière étant une émission de la « RTBF » animée par Philippe Reynaert, le premier directeur de « Wallimage ».
En visitant cette exposition, grâce à Chantal Akerman, nous passons du burlesque au tragique, de la comédie musicale aux douleurs du monde et de l’intime, ainsi que de la chambre au désert, cette réalisatrice étant une source d’inspiration pour toutes les générations, un modèle pour toute réalisatrice ou tout réalisateur, pour tout.e artiste.
En conclusion, reprenons le propos de la commissaire, Laurence Rassel, : « De Bruxelles au désert, quelque part au Mexique, au Moyen-Orient, en Amérique et en Europe, Chantal Akerman a filmé, parlé, écrit, marché dans des villes, a fait des rencontres, suivi des routes, écouté la radio et lu. Elle a ri, couru, aimé et fait sauter une ville. »
Ayant été faite « Chevalier de l’Ordre de Léopold », ayant enseigné en Suisse, à l’ « European Graduate School », à Saas-Fee, aux Etats-Unis, à la « City University of New York », en Israël, à l’ « Université de Tel Aviv », au Royaume-Uni, à Harvard, au « Carpenter Center for Visual Art » et même dans l’Institution qu’elle avait quitté et critiqué, à Bruxelles, à l’ « INSAS », Chantal Akeman – dépressive, affectée par le décès, un an plus tôt, de sa maman – choisit de mettre fin à ses jours, il y a près de 9 ans, le 05 octobre 2015, à Paris, où elle est inhumée au cimetière du Père Lachaise. Depuis 2020, à Bruxelles, une rue porte son nom, de même qu’une allée, à Paris.
Ouverture : jusqu’au dimanche 21 juillet, du mardi au dimanche, de 10h à 18h. Prix d’entrée : 16€ (14€, dès 65 ans / 8€, pour les moins de 18 à 29 ans & les personnes en « intervention majorée » / 2€, de 6 à 17 ans / 0€, pour les moins de 6 ans, les détenteurs de la carte « museumPASSmusées » & toute personne en chaise roulante). Accessibilité pour les PMR : avec l’aide du personnel d’accueil (contacts préalables : fieldcoordination@bozar.be & 02/507.82.15). Catalogue (Ed. « Lanoo »/broché/208 p./24 x 17,5 cm/2024) : 35€. Site web : https://www.bozar.be/.
Notons que l’essentiel de la présente exposition sera proposé à Paris, au « Jeu de Paume », du samedi 28 septembre 2024 jusqu’au dimanche 19 janvier 2025.
Par ailleurs, jusqu’au dimanche 21 juillet, nous pouvons voir différents films réalisés par Chantal Akerman, en nous rendant à la « Cinematek ». Pour la programmation, se référer au site web : https://cinematek.be/fr/programme/calendrier.
Yves Calbert.