Portraits crashés
Portraits crashés est, au-delà d’une exposition, une interrogation sur la représentation de la figure humaine par quelques artistes travaillant à La « S » Grand Atelier.
Une collection de visages brisés, explosés, emboutis comme après un accident, sortie de la tête et des mains d’Adolpho Avril, de Nicole Claude,de Pascal Cornelis,d’Irène Gérard, de Brigitte Jadot,d’Alexandre Heck, de Jean Leclercq et de Christine Remacle.
Mais d’où proviennent ces carambolages visuels ?
Par quoi sont-ils déclenchés ? Quel est ce processus d’accident volontaire qui défigure ces portraits extraits de revues et de catalogues ?
Mais Portraits crashés est une exposition, pas une galerie de monstres – le but de ces artistes n’étant pas d’en générer –, ensuite une réflexion sur ces interprétations – à moins qu’il ne s’agisse de copies décalées. Mais d’où vient ce décalage, quel est ce mécanisme ? – de visages qui ont fait signe un jour depuis leurs papiers souvent glacés.
Profitant de la capacité, primordiale, de reproduction d’une imprimante, Alexandre Heck multiplie à l’envi des personnages extirpés de film ou de séries télévisées puis les colle côte à côte. Vient ensuite le travail des couleurs, travail qui fait entrer ces impressions dans le monde de l’expression. S’ensuivent des carambolages – il copie-colle aussi quantité d’engins motorisés, il aime le rythme bruyant des répétitions –, toujours en série, dans les couleurs et les matières, des séries limitées qui se percutent et se répercutent sur les surfaces. Alexandre Heck fait apparaître des visages qui se cachent derrière ces dessins – des grimaces camouflées derrière les taillis touffus des pastels – qui masquent pour mieux montrer.
Adolpho Avril dessine des êtres harnachés, encombrés, chargés de constructions qu’ils ont engendrées et qui font immédiatement partie d’eux-mêmes. Il est un portraitiste, il grave dans la nuit des rescapés, des miraculés, des gens ordinaires venus le plus souvent de films anciens.Les regards sont boisés, les figures découpées à la hache dans un brouillard de sciure. Ses soleils noirs sont pleins de nerfs – comme Adolpho, toujours sur la brèche, à cheval sur le coupant du couteau –, ses grands yeux font des trous dans les murs, occupent tout l’espace du visage. Avec ce stupéfiant décalage d’avec l’image originale, un décalagesans doute dû aux natures rudes et aux fonctions peu malléables de la gouge et des boiseries.
En quinze petits dessins sur cartons lilas, brun cigare et vermillon, Nicole Claude nous présente autant de variations sur les gesticulations humaines. Mouvements arrêtés sur des corps qui s’évadent au-delà de l’espace du papier, bouches bées, yeux sans pupille, membres élastiques, singeries maîtrisées.Des personnages effrayés-effrayants nés de la main de Nicole Claude qui a la faculté de prendre d’étonnants raccourcis pour représenter un visage vu de dessous et de trois-quarts, le dessus d’un pied en plongée, un bras qui se cache derrière un poitrail. Techniquement ce sont des gribouillis mais la variété des effets dégagés est phénoménale, nous ne savions pas qu’il y avait autant de subtilités dans la représentation de l’effroi. Un nez vient se coller aux yeux, des bras prennent racine dans le menton et voilà que vous vous inspectez pour voir si vous avez encore toute votre tête.
Pascal Cornelis semble apprécier les atmosphères au charbon, d’autres badigeonnées du lait mauve d’un bonbon, un faciès nous surprend par sa fureur, un visage nous retient par son sourire. Les dessins de Pascal Cornelis ne sont pas d’humeur égale comme le temps est rarement au beau fixe. Ses bonshommes ont –comme lui – des regards en coin, ils rient aux encoignures – tiens, comme lui également qui jongle avec les rictus –, ce sont des voyeurs plutôt bigleux aux poses élastiques. Ils se reluquent de travers – ils préparent sans doute un mauvais coup dans les surfaces du papier – et c’est toute la représentation qui sombre dans cet art subtil qui est celui du grotesque.
Jean Leclercq dessine des personnages griffonnés de phylactèresrédigés au Bic bleu, personnages tracés aux crayons de couleurs sur des papiers lignés ou quadrillés, ou ce qu’il a sous la main. Ces papiers en sont comme cirés sous les coups des crayons. Il emprunte à la bande dessinée, à toutes les bandes dessinées, les images et les textes qu’il redessine, l’on y reconnaît Titi, Tintin, Mélusine, Lucky Luke, Donald, Les Tuniques bleues, Les Simpson, et quantité de références bien plus obscures. Redessinées et extraites de leur contexte, ces images chargées de bulles peuvent alors prendre des sens insoupçonnés, les visages avouer des monstruosités imprévues. Les tronches crient, grincent, grimacent joyeusement – comme Jean à l’atelier, Jean aux poches toujours remplies de points d’exclamationqu’il offre comme des bonbons – et même Tintin a l’air sous acides, Donald schizophrène, Bobette hystérique.
Les visages dessinés par Brigitte Jadot sont jetés sur le papier en une pure acrobatie électrique et pourtant, presque à chaque fois, on a l’impression qu’il y a réellement quelqu’un là derrière. C’est criant de vérité. Ces fantômes ont un corps et Brigitte Jadot parvient à nous le faire croire en usant de sa propre boîte à outils pleine à craquer de nerfs de toutes les couleurs. Ce qui pourrait n’être qu’une boue est à chaque fois une évidence visuelle, en quelques traits, on y croit. Ces corps fantômes se dédoublent, peut-être est-ce dû au regard qu’elle porte sur son modèle– peut-être que ces décalages relèvent de la pure optique – à moins qu’il ne s’agisse d’une déformation apparue à un moment donné entre ce modèle et sa traduction – mais quand, allez savoir.
Les corps peints par Irène Gérard sont en morceaux, en morceaux recollés, comme un vitrail défenestré, couché sur le parvis d’une église. L’objet est complexe mais presque toutes les brisures sont là, reste à les assembler pour reconstituer une histoire visuelle plausible. Têtes et membres s’encastrent, s’accouplent, se clipsent et se cliquent pour composer des corps différents mais malgré tout crédibles. Et une mâchoire s’emboîte dans un maxillaire, un maxillaire dans l’aile d’un nez, l’aile d’un nez dans l’espace vacant entre les deux yeux, deux yeux qui nous observent. Un étonnant portrait d’après une peinture de Luc Tuymans, un autre d’après Holbein, les visages sont disloqués en leurs parties cloisonnées – rappelant les images « do it yourself » qu’Irène apprécie, découpées comme un puzzle aux morceaux numérotés renvoyant à des couleurs. Il suffit juste de s’habituer à ces nouvelles anatomies, ces relations inédites entre leurs différentes parties.
Les visages de Christine Remacle viennent s’écraser sur le pare-brise de notre champ de vision. L’un après l’autre, de façon systématique, comme un inévitable accident qui se répèterait inlassablement, c'est-à-dire sans que l’on imagine un seul instant s’en lasser. Car les variations dans les gammes de couleurs sont inépuisables et les façons de percuter diverses et variées. Ces têtes viennent s’encastrer bien largement dans notre champ, le plus souvent du front à la lèvre inférieure, le menton est le plus souvent oublié, la bouche bée, une bouche édentée mais aux quelques canines suffisantes pour mordre. Les peintures de Christine Remacle ne vont pas vous sauter au visage – la peinture est une fiction en deux dimensions, rappelez-vous – mais l’on ne peut se préserver d’une impression d’explosion imminente comme lorsqu’on rencontre Christine.
Tout dessin, gravure ou peinture exécutés d’après un modèle en deux ou trois dimensions est une interprétation – que voulez-vous faire de plus avec une tige qu’on trempe dans de la pâte colorée ou qui sert à creuser une tranche agglomérée de bois ?
Un choix conscient ou inconscient de signes à faire figurer dans une image pour qu’on puisse la comprendre. Dans les peintures de John Constable ou, plus tard, de Lucian Freud, il ne s’agit pas en effet de peindre toutes les feuilles d’un arbre pour qu’on ait l’impression de toute sa touffeur, la multitude y est suggérée en quelques touches. Dans Portraits crashés, la plupart des artistes de La « S » Grand Atelier représentent, chacun à sa façon, avec ses propres outils, le monde comme on le connaît peu. Au-delà d’une simple question d’interprétation, ils inventent de nouveaux codes pour nous faire voir ce monde, et en particulier les êtres qui le peuplent, différemment. Et voir n’est pas tout, ressentir aussi, car il est question ici d’yeux plus ou moins bien ajustés mais aussi de peaux qui réagissent à la tristesse ou à la joie, de nerfs qui coincent et se décoincent.
On aimerait parfois être dans leur tête – comme dans celle de Paul Cézanne lorsqu’il décida de tordre le cou à la perspective il y a plus d’un siècle –, munis de leur instrument de vision afin de voir ce qui se cache vraiment derrière cette idée,aux possibilités infinies,de représentation.
Et puis, n’est-on pas ce que l’on peint ou dessine ?
Ne dessine-t-on ou ne peint-on pas ce que l’on est, tout simplement, peu importe le niveau de nos déficiences mentales.