BD : "Corentin Feldoë" (Paul Cuvelier), à Mons, prolongation jusqu'au 17 Mars
« 'Hergé' m’a dit, à la dernière réunion de ‘Tintin’ : ‘Nous sommes tous des faiseurs, tous autant que nous sommes, mais vous c’est différent ! Vous avez quelque chose à dire à l’instinct’ », écrivit, en août 1959, l’auteur hennuyer Paul Cuvelier (1923-1978), dans sa lettre à son amie vietnamienne Ta Huynn-Yen..
Prolongée jusqu’au dimanche 17 mars, à la « Salle Saint-Georges » (ancienne chapelle, édifiée, en 1601, en style baroque, restaurée au début du XXè siècle), sur la Grand’ Place, à Mons, une très intéressante exposition nous attend.
Sous le titre « Moloch, Belzébuth à moi », nous pourrons y revivre les 7 aventures de « Corentin Feldoë », personnage emblématique de la bande dessinée, créé, en 1946, par Paul Cuvelier, lauréat, en 1974, du "Prix Saint-Michel", récompensant ses oeuvres réalistes de haute qualité.
Organisée par la Ville de Mons, en partenariat avec la « Fondation Paul Cuvelier », dès le 25 novembre 2023, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Paul Cuvelier, cette expo nous présente, outre les 7 albums de "Corentin", des extraits de sa correspondance avec Ta Huynn-Yen, ainsi que, en fin de parcours, quelques-uns de ses dessins érotiques, un art particulier qu’il ne pouvait exercer au sein du « Journal Tintin », destiné aux enfants, cet hebdomadaire ayant été créé en 1946, à une époque où l’on notait l’absence de personnages féminins, la nudité ne pouvant évidemment pas être dessinée.
« Je dessine depuis mon plus jeune âge. Chez moi on m’appelait ‘le gaucher qui dessine’ … La base de mon talent réside essentiellement dans une sensibilité innée, intuitive et particulièrement vive à la forme naturelle animée et articulée, donc celle de l’animal, dont celle de l’homme. Etant gosse, c’était l’animal et presque essentiellement le cheval, le plus nu, le plus beau des animaux en attendant l’homme » (Paul Cuvelier).
Ce brillant dessinateur est né à Lens, dans l’arrondissement de Mons, au sein d’une famille bourgeoise, son père étant médecin et sa mère, femme au foyer, veillant à l’éducation artistique de ses cinq enfants. Outre une photo le montrant avec ses frères et soeurs, nous découvrons ses premiers dessins d’enfants.
Lisons encore Paul Cuvelier : « J’avais lu le livre de Paul Féval (1816-1887/ndlr) ‘Corentin Quimper’ (1879/ndlr) et aussi, naturellement ‘Robinson Crusoë’ (1719/ndlr). C’est à partir de ces deux personnages que j’ai trouvé le nom de mon héros, ‘Corentin Feldoë ». J’étais très sensible à l’atmosphère du livre de Féval et, plutôt que de le relire inlassablement à mes frères (Amédée et Michel), j’avais moi-même imaginé une histoire qu’ils me forçaient à poursuivre. »
« J’ai connu très jeune les aventures de ‘Tintin et Milou’ : mes frères et moi lisions ‘Le petit Vingtième’, et ‘Hergé’ (Georges Remi/1907-1983/ndlr) était notre idole … J’avais fait une bande échantillon que je lui avais apportée, en plus du petit album ‘Corentin’ (qui n’était pas une BD, mais bien un carnet d’aquarelles, exposé en vitrine/ndlr). Celui-ci retint l’attention d’ ‘Hergé’, et un an plus tard, début 1946, je fus intégré à la petite équipe qui lança ‘Le journal de Tintin’ (hebdomadaire publié par les « Editions du Lombard »/1946-1988/ndlr).«
Sous vitres, nous voyons différentes couvertures des premiers numéros de ce périodique, qui portait comme sous-titre : « Le Journal des Jeunes de 7 à 77 ans » (d’où la célébration festive, en 2023, du … 77è anniversaire des « Editions du Lombard »), ainsi que nombre de planches, dessins, bleus de coloriages et croquis préparatoires originaux, signés Paul Cuvelier, les 7 albums, également édités par « Lombard », entre 1950 et 1974, étant aussi exposés.
Vint le troisième tome de « Corentin », Paul Cuvelier écrivant : « J’ai fait le troisième ‘Corentin’ poussé par des impératifs commerciaux, car cette série marchait bien. Les lecteurs demandaient du cow-boy : cela a donné ‘Corentin chez les Peaux-Rouges’ (album édité en 1956/ndlr). Mais le western ne me convient pas vraiment : c’est un genre trop précis et limité, faisant meilleur sort au rendu qu’à l’imaginaire. Cette transformation que l’on m’a imposée entre les ‘Corentin’ I et III m’a distancé de mon premier personnage de ‘Corentin’ – le seul vrai – et détaché de lui, en me dégoûtant finalement un peu de la bande dessinée. »
C’était en 1949, à la demande du fondateur des « Editions du Lombard » et du « Journal de Tintin », Raymond Leblanc (1915-2008), cette troisième aventure de « Corentin » étant la seule de ce jeune héros breton à avoir été scénarisée par l’auteur liégeois Albert Weinberg (1922-2011/créateur, en 1954, de la série des « Dan Cooper »), qui succédait, au scénario, à Jacques Van Melkebeke (1904-1983), premier rédacteur en chef du « Journal de Tintin », collaborateur d’ « Hergé », qui servit de modèle à l’auteur bruxellois Edgar Pierre Jacobs (1904-1987), pour dessiner l’un ses deux principaux personnages, le professeur scientifique britannique Philip Mortimer (série des « Blake et Mortimer », créée en 1946).
A noter qu’inculpé comme collaborationniste, Jacques Van Melkebeke rédigea en prison le scénario de la seconde aventure, « Les Nouvelles Aventures de Corentin » (album édité en 1952).
« Mon maître à moi sont les grands maîtres et sculpteurs du passé et la nature … Ce fut Jacobs rencontré chez ‘Hergé’, qui éclaircit mon entendement et restaura a confiance en moi » (Paul Cuvelier/catalogue p. 27)
Laissant entendre son peu d’intérêt pour l’Ouest américain, il écrivait, en 1949, à son amie vietnamienne, vivant en France, alors âgée de 18 ans, Ta Huynh Yen (qui lui servit de modèle pour dessiner une petite … amérindienne), : « L’Orient m’a toujours fasciné depuis l’enfance en tant qu’image puissante du tout-mystère … »
… Suivirent de nombreuses lettres écrites par Paul Cuvelier, dont certaines figurent sur les murs de la « Salle Saint-Georges » et tout au long des 102 pages du précieux catalogue.
Parmi celles-ci, notons encore, en février 1957 : « Vous me donniez déjà 40 ans (notre dessinateur hennuyer était alors âgé de 34/ndlr). Je ne voudrais pas que vous ayez l’impression de marier un sexagénaire. Car nous nous marierons bientôt, n’est-ce pas, chérie. Un délai raisonnable et surtout que je sois engagé dans mon travail pour ‘Tintin’. Alors tout ira bien. Nous habiterons un petit appartement à Paris. »
… Un rêve qui ne put s’accomplir, puisqu’en juillet 1958, alors qu’ils séjournaient ensemble en Bretagne, la région de son héros, « Corentin », Ta Huynh Yen décida de mettre fin à leur relation, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à lui écrire, alors qu’en octobre de la même année, était publiée la première planche de la quatrième aventure de « Corentin », « Le Poignard magique », l’album étant édité en 1963, 7 ans après l’édition du précédent tome, Paul Cuvelier étant revenu à la BD pour raisons financières, comme l’écrivit : « C’est le besoin d’argent qui finit par me repousser vers elle. Les ‘Editions du Lombard’ restaient preneuses de ‘Corentin’ » …
Soulignons que cette reprise ne fut pas aisée pour ce perfectionniste du dessin, qui finit par confier ses difficultés à « Hergé », ce dernier qui lui confia : « Remplissez consciencieusement votre tâche, donnez leur pour leur argent, pas plus et cela ira mieux », Paul Cuvelier écrivant à Ta Huynh Yen, en décembre 1958, cinq mois après leur séparation : « Il me fallait traverser cette dernière épreuve, être mis au pied du mur, pour me ranger enfin, et assumer chaque jour ma part de boulot comme tout le monde » (catalogue, p.44).
En février 1959, il poursuivait : « C’est difficile de pondre douze dessins par semaine, lorsqu’on ne peut faire autrement qu’y introduire une qualité. Je ne vois pas comment je rattraperais mon satané retard. Il y a aussi les coloriages qui prennent du temps et apportent de nouveaux problèmes. Enfin le scénario, toujours sujet à des remaniements qui peuvent aller jusqu’à la transformation complète de plusieurs planches. Tout cela fait partie du boulot, c’est beaucoup pour s’assurer du minimum vital » (catalogue, p. 46).
Un mois plus tard, il lui écrivait : « Le ‘trac’ devant l’exécution d’un dessin … La nuit, impossible de fermer l’oeil : j’étais en proie à une crise dépressive semblable à celle don Jean (mon frère) a souffert l’an dernie. je me suis souvenu du conseil que lui avait donné le spécialiste qu’il consultait : ne pas lâcher le travail » (idem).
Néanmoins, à l’issue de la 32è planche, il se trouva dans l’impasse, la publication dans « Le Journal de Tintin » étant interrompue entre le 27 mai et le 08 juillet 1959.
Avec « Greg » (Michel Regnier/1931-1999/rédacteur en chef du « Journal de Tintin », de 1965 à 1974), au scénario, il termina « Le Poignard Magique », une vitrine évoquant ses autres bandes dessinées, dont deux séries également scénarisées par « Greg » : « Flamme d’Argent » (premier album publié en 1965) et « Line » (enfin une héroïne en BD/premier tome en 1966), un album unique le replongeant, malgré lui, dans l’Ouest américain : « Wapi et le Triangle d’Or » (édité en 1969).
Entretemps, en 1968, les « Editions Eric Losfeld » avaient publié « Epoxy », un autre album unique, totalement différent, scénarisé par Jean van Hamme (°Bruxelles/1939), le scénariste des séries « Thorgal », dès 1977 (premier album, édité par « Lombard », en 1980), « XIII » (premier tome édité par « Dargaud », en 1984) et « Largo Winch » (premier album édité par « Dupuis », en 1990).
En fait, avec « Epoxy », Paul Cuvelier se rapproche d’une BD où il se sent plus libre, destinée aux adultes, avec des nus qui sont dessinés fort (trop) pudiquement. Aussi, il écrivit (catalogue, p. 68) : « Je fis ‘Epoxy’ qui, sans être exactement ce que j’entrevoyais en manière de ‘bande libre’, m’a plu et fait perdre le peu de goût qui me restait pour les histoires de ‘Corentin’, telles que les admettait le ‘Journal de Tintin’. »
Après un cinquième tome de « Corentin », « Le Signe du Cobra », scénarisé par Jacques Acar (1937-1976), édité en 1969, respectant la promesse qu’il avait faite à Jean van Hamme, il lui confia les scénarios des deux derniers albums de « Corentin » : « Le Prince des Sables » (1970) et « Le Royaume des Eaux noires » (1974), au sujet duquel il écrivit (catalogue, p. 78) : « Je laissai passer trois ans avant d’aborder ‘Le Royaume des Eaux noires’ qui sut me plaie en cours de route. Peut-être grâce à ma décision de vieillir ‘Corentin’, qui en le renouvelant ranima ma foi en lui, ou parce que Van Hamme a su réintroduire dans ce scénario un certain climat voisin d’ ‘Epoxy’. »
Ainsi, sous une vitre, nous pouvons lire les instructions de son scénariste, Jean Van Hamme : "Jusqu'à la planche 36 incluse, les 3 personnages sont à poil. Laisse un slip à 'Corentin', mais n'oublie pas, vieux cochon, que nous travaillons pour un journal d'enfants ... Pour Zaïla, pas de nénés en l'air, bien sûr ..."
Bien au-delà des dessins d’ « Epoxy », la dernière section de "Moloch, Belzébuth à moi" nous propose des dessins érotiques réalisés par Paul Cuvelier, dont une série de dessins du format propre aux diapositives, une loupe posée sur la vitrine nous permettant de mieux apprécié la finesse de son travail, l’un de ses petits dessins colorés se rapprochant de « L’Origine du Monde », peinte, en 1868, par Gustave Courbet (1819-1877).
Nous voici bien loin d’ « Epoxy » et, d’autant plus, du sympathique personnage de « Line », mais, ici, Paul Cuvelier, donnant satisfaction à son talent créatif, s’était définitivement éloigné de la bande dessinée.
« Corentin » appartenant, définitivement, au passé, Paul Cuvelier se confia (catalogue, p. 80) : "La beauté ne peut se révéler que par la femme : elle-même par son incorporation au tout est beauté, merveille naturelle en qui se confond toute merveille naturelle" (catalogue, p. 101).
« Les moeurs du temps me laissaient dans la plus complète ignorance du corps humain que je ne découvris qu’à travers les reproductions d’art : d’où l’importance ensuite de l’art qui magnifie le corps humain, le seul qui m’importe. Ce sentiment de la beauté du cops, si riche et si complexe, s’accompagne tout naturellement d’un pouvoir d'obseration et d’une mémoire visuelle appropriées ; elle se complète par l’imagination, sa veine créatrice, c’est à dire la faculté de recréer d’invention le spectacle de la vie non seulement dans ses formes mais aussi dans son animation, accès à l’expression du sentiment. Ainsi et ainsi seulement se définit mon talent et se déterminent ses limites. »
Ouverture : prolongation jusqu’au dimanche 17 mars, du mardi au dimanche, de 12h à 18h. Prix d’entrée : 2€ (1€, en prix réduit/pas de paiements électroniques). Contacts : 065/33.55.80. Sites web : https://www.visitmons.be/agenda/expositions/moloch-belzebuth-a-moi-les-a...ë 4030547#bookinge- & https://www.sallesaintgeorges.mons.be/.
Si nous voulons en connaître davantage sur Paul Cuvelier et sa correspondance, notons la publication du livre « Le Mystère Paul Cuvelier », rédigé par Philippe Goddin & Martine Mergeay (Ed. « Les Impressions nouvelles »/broché/ 2023/616 p./17 x 24 cm) : 29€.
Synopsis : "Un homme éperdu d’amour, cherchant désespérément à rassembler les pièces d’un puzzle imaginaire. Grâce aux notes et commentaires de Philippe Goddin, et aux nombreuses illustrations inédites, ce livre propose un regard entièrement neuf sur l’auteur de 'Corentin'."
Yves Calbert.