Houffalize - Offensive - Hans, Perpétue et Félicité. Conte

écrit par ReneDislaire
le 12/12/2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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I Les pérégrinations de Hans de 1939 à 1944
En 1939 Hans était tailleur à Hanovre, dans le nord de l’Allemagne.
Un modeste tailleur bien vu dans son quartier.
Il avait vingt-cinq ans quand il eut son premier enfant, Greta ;
il n’en eut jamais d’autre.
Organiste à l’église luthérienne, le dimanche matin il
initiait quelques garçons au solfège : il les préparait ainsi pour
chanter ensuite dans la chorale.
 * En septembre 1939 Hans fut enrôlé dans la Wehrmacht,
 l’armée allemande, pour envahir la Pologne.
C’était juste, avait dit le Führer Adolf Hitler, et Hans
l’avait bien expliqué à Greta, pour y aller exploiter des mines de
charbon, car l’Allemagne n’en avait plus sur son territoire pour
se chauffer l’hiver. Greta était fière de son papa et elle trouvait
beau le petit drapeau qu’il lui avait offert, une croix gammée

noire dans un rond blanc au milieu d’un carré rouge vif. * C’est

en Pologne que Hans vit pour la première fois des morts au

combat de tout près. Des Polonais hurlants dont le sang giclait,

déchiquetés par les bombardements de l’aviation allemande, la

Luftwaffe. Il en eut des hauts le cœur, Hans qui aimait tant

Beethoven, mais c’était pour la bonne cause qu’il faisait la

guerre. Et comme tous les soldats, il se galvanisait ensuite en

chantant au pas des marches guerrières. * Pendant 5 ans,

Hans fut transbahuté dans les régiments de la Wehrmacht sur

tous les fronts. En mai 1940, sous les ordres du Feldmarschall

von Rundstedt qu’il avait déjà servi en Pologne, il engageait le

combat contre les Chasseurs Ardennais dans la région de

Martelange (la campagne des 18 jours en Belgique), puis

découvrit la mer du Nord aux environs de Dunkerque. Toujours

victorieux. Puis jusqu’en 1942, sous l’autorité du

Generalfeldmarschall, Rommel la bataille du désert : des mois

sous la chaleur torride du sec environnement saharien, où se

faisait souvent rare le ravitaillement en eau, en nourriture et en

médicaments. En 1942 /1943, bataille de Stalingrad et du front

de l’Est. Hans en sortit anéanti, survivant par miracle et au froid,

et à la famine, et aux marches forcées des jours et des nuits

sans sommeil, et aux décharges permanentes de la formidable

artillerie de l’armée russe. Et à la défaite. L’enfer durant des

mois dans la neige qui n’était jamais blanche : noire de

retombées des agressions et rouge du sang des hommes des

deux camps. Des combats où les morts se comptent par

 

dizaines de millions. Il prit part à la bataille d’Italie. Puis ce fut la

débâcle de Normandie, après le débarquement du 6 juin 1944.

Chassés de France par les troupes alliées de la Libération,

Hans et ses compagnons regagnèrent le Heimat, le territoire de

la mère patrie allemande. Le comble de l’humiliation pour le

Führer qui, génie devenu fou, et contre l’avis de ses généraux

conscients de ce que la guerre était perdue, décida l’Offensive

des Ardennes. II L’Offensive : Houffalize se prépare à fêter Noël

Sous les ordres du Generalfeldmarschall von Rundstedt comme

en Pologne et comme en Ardenne il y a cinq ans mais sans plus

y croire, Hans entra à Houffalize, le mardi 19 décembre 1944,

par la route de Bastogne. Houffalize est une belle petite ville

comme il n’en existe pas dans la plaine du nord de l’Allemagne.

Un charmant décor de vallée enneigé traversée par une rivière

que l’hiver avait rendue torrentueuse. Les piétons, bien

emmitouflés, se déplaçaient au ralenti sur les trottoirs glissants

de la dernière semaine de l’avent. C’était dans six jours Noël.

Certes on remarquait un pont provisoire parmi les rares traces

de la Libération par les Alliés en septembre. Mais des sapins

décorés ornaient les rues, les vitrines étaient garnies et celles

des pâtissiers mettaient en appétit avec des bûches au chocolat

américain, ce chocolat dont on avait été privé pendant cinq ans.

Les cafés et les hôtels restaurants avaient fait provision de fûts

de bière et de vins de Moselle. Dans le menu des réveillons

étaient proposés des écrevisses et des cuisses de grenouille

ainsi que des champignons cueillis dans les champs, spécialités

locales conservées dans des Weck sur les garde-manger. Et

dans les familles nombreuses on se réjouissait de savourer les

meilleurs plats de cochonnailles fournies par le porc engraissé

dans la remise de chaque maison et que l'on avait sacrifié

devant la porte en présence de tous les enfants du voisinage.

Chez d'autres, c'était du lapin nourri par les enfants qui avaient

été cueillir aux salades un jour sur deux après l'école. III Hans

prend ses quartiers à Houffalize Le lundi 18 décembre 1944, les

soldats américains avaient quitté la ville furtivement, eux qui

depuis la grande Libération étaient là comme garants de la

sécurité de la population. Levé le camp sans prévenir le

bourgmestre, malgré la promesse que le commandant lui avait

faite la veille, en précisant naïvement -mais était-ce naïvement

 

? - que l’éventualité du retour des Allemands était à exclure.

Voici une ville laissée en plan avec ses habitants sans

nouvelles fiables de qui et d’où que ce soit : il n’y avait plus

d’électricité, donc pas de TSF (radio). Que dire du téléphone. Et

que croire des fuyards en transit... * Mardi 19. Houffalize est

une ville offerte à l’arrivée des Allemands. Surprise : la

soldatesque teutonne ne payait pas de mine. Plus rien de la

superbe qu’on leur connaissait. Vraiment rien de la rutilance de

la campagne des 18 jours. Hans, comme ses compagnons déjà

bien engagés dans la trentaine, paraissait 20 ans de plus que

son âge. Çà et là pour rafraîchir la troupe, quelques écoliers

bien blonds et aux dents blanches arrogantes dans des

uniformes mal ajustés. Des hommes exténués plutôt bon papa

d’un côté, et de l’autre des jeunes gens inexpérimentés le

regard effarant. Sous-alimenté depuis des années notre tailleur

de Hanovre présentait un visage livide, décharné, les yeux

renfoncés dans les orbites de par les horreurs qu’il avait

traversées. Ah ! Tous ces vieux de la Wehrmacht, les vêtements

parfois dépareillés, qui marchaient claudiquant d’au moins une

jambe, les pieds chaussés de bottes délabrées en accordéon.

Si ces hommes défilaient derrière des tanks impressionnants,

tout le reste du charroi était brinquebalant, obsolète, avarié par

des milliers de kilomètres endurés dans les pires conditions.

Une mécanique cacophonique. Houffalize, ville offerte,

Houffalize, ville morte. Plus Noël approchait, plus elle se vidait

de ses habitants, partis en quête de refuge ailleurs. * Hans

trouva à se loger dans une maison que des Américains avaient

quittée précipitamment. Il partageait sa chambre avec Sepp, un

ouvrier de brasserie de Munich. Hans et Sepp aimaient se

promener à Houffalize. Hans le protestant austère de Hanovre

appréciait une cité pittoresque dont sa région monotone était

dépourvue, et Sepp le catholique jovial retrouvait un coin de sa

Bavière bucolique. Mais surtout, Hans et Sepp aimaient les

enfants. Depuis cinq ans, ils étaient privés des leurs. * Pas

évident de sympathiser avec des enfants sous les yeux de leurs

parents dont on est l’ennemi redoutable depuis cinq ans. Quand

on porte l’uniforme et qu’on parle la langue synonymes de

barbarie. Les Américains avaient quitté leur chambre à la hâte

en laissant dans une armoire des sucreries : du chocolat, des

 

bonbons, des barres de gaufres, des chewing-gums, des boîtes

d’abricot en conserve. Ni Hans ni Sepp n'en auraient goûté, eux

dont les enfants étaient dépourvus de toute friandise, qu’ils

savaient mal nourris et malheureux à Hanovre et Munich depuis

le début de la guerre. Comment se faire accepter distribuant

aux enfants houffalois des gâteries avec sur les mains le sang

de leurs semblables de l’Atlantique à l’Oural et au Maghreb

méditerranéen avait honte de ce qu’il était. IV Le Noël maudit Le jour de Noël

Houffalize allait faire connaissance des bombardiers bourreaux

venus d’Angleterre, qui lui fourniront à Saint-Roch son premier

lot de victimes à inhumer. Et c’est à partir de ce maudit 25

décembre que les Houffalois s’engouffrèrent en masse dans le

refuge de quelques abris hospitaliers appropriés, à la guerre

comme à la guerre. Les plus populeux, et même surpeuplés,

étaient ancrés dans le centre-ville : tout profit psychologique et

logistique. Les caves de la tannerie Poncin et celle dite de la

cour de l'abbaye (presbytère) ; l’écurie d’Henri Maréchal où,

sauf un seul rescapé, fut immolée sa nombreuse famille. Ce

sera le 6 janvier. La famille Maréchal, malédiction à rapprocher

de celle de la famille Wuillemote entassée sur la route de

Bastogne : le 26 décembre, des huit membres de la famille,

seuls deux enfants survivront. Tous abris qui s’avéreront n’avoir

été que de séduisants sépulcres. * On a estimé qu’entre 350 et

400 Houffalois étaient demeurés dans la ville, le sinistre jour du

6 janvier. Un millier s’était donc enfui. * Il y a ceux qui avaient

opté pour un point de chute dans les villages avoisinants,

notamment au nord de la ville : Taverneux, Fontenaille, Mont.

Les habitants de Bonnerue, Engreux et de Cetturu firent

également preuve d’une héroïque grandeur d’âme. Sans oublier

la famille Lambin, dans un écart, le bien nommé Ermitage. *

D‘autres Houffalois étaient parvenus, avec le secours d’un

camion au gazogène, à atteindre un accueil dans de la famille

 

plus lointaine, dans le Namurois, à Liège et Bruxelles, où la

sécurité leur fut garantie, si ce n’est lorsque ces deux grandes

villes furent épisodiquement la cible des V2. * Puis il y a ceux

qui n’eurent d’autre choix que le comble de l’inconfort dans les

bois des alentours. Warivenne, au confluent de l’Ourthe et du

ruisseau de Cetturu, accessible uniquement par un long chemin

ici de terre, là rocailleux, à plusieurs kilomètres de la vie

humaine la plus proche, offrait le brise-vent d’affleurements

schisteux. Des abords du vieux chemin escarpé de Bonnerue

en passant par le petit pont de Suhet, on pouvait tirer avantage

de sapinières et de feuillus : les résineux drus, parfaits pour une

protection visuelle y compris de la fumée des feux en plein air,

les hêtraies recelant des tapis de sol qu’on disposait sur une

hutte de branchages en lasagne avec de la paille chapardée

dans des hangars proches des fermes. Ceux qu’on appellera

plus tard les hommes des bois vivaient dans l’invivable : la

neige et un froid largement sous zéro, l’éloignement de

victuailles. Pour boire, on suçait des glaçons. Pour manger, les

hommes les plus valides, plusieurs heures de marche dans la

neige, prenaient tous les risques pour aller rabioter dans les

fermes surpeuplées et besogneuses. Pour le reste, jamais des

vieillards égrotants n’ont autant souffert d’être des boulets au

pied, se sentant fardeaux encombrants et improductifs

parasites. Pour ces hommes des bois, en alerte permanente

sous les feux de l’artillerie alliée vers Houffalize, les seuls

moments de pénible et honteuse décompression étaient quand

la nuit ils voyaient au loin le ciel ébloui : Houffalize était

bombardée, pas eux. V Hans rencontre des Houffalois Peut-on

dire qu’il existait une compassion, chez les Houffalois et les

Allemands qui se côtoyaient tous les jours, qui fût réciproque ? *

Sans qu’ils y soient tenus, Hans et Sepp visitaient à l’heure de

la pénombre les abris souterrains du centre de la ville. Ils

contrôlaient l’état des soupiraux et de quelques ouvertures de

fortune spécialement aménagées afin de garantir une sortie

d’air tant que faire se peut lors du soufflement des explosions

des bombes apocalyptiques. Il arrivait en effet que le froid

justifie, la journée, d’obturer partiellement ces bouches. * Le

matin, ils faisaient une tournée d’examen des étançonnages

pour indiquer aux hommes comment pallier d’éventuels dégâts.

À

 

À ces Houffalois qui, surtout devant leurs femmes, exprimaient

se sentir dévalués, Hans et Sepp dans un jeu de rôle,

accroupis, indiquant d’une main les étançons, et de l’autre

couvrant leur tête en ne laissant apparaître que l’index et le

majeur, dardâchaient : Wir, zwei Jahre Stalingrad, auch

Bombardierung. Zwei Jahre ! Nous autres à Stalingrad, pendant

deux ans, oui deux ans, nous avons déjà été bombardés. * Un

avant-midi, recueillis devant les couvertures enveloppant deux

victimes, on récitait le chapelet. Sur la pointe des pieds, Hans et

Sepp s’approchèrent, nu tête, demeurant en retrait du cercle.

Deux femmes s’écartèrent, les Allemands se sentirent invités à

faire un pas en avant. Après quelques « Je vous salue Marie »

Sepp, il fallait l’oser, se rallia d’une façon de moins en moins

inaudible au répons, et dans sa langue : Heilige Maria, Mutter

Gottes, Bitte für uns Sünder... (Sainte Marie, mère de Dieu

pauvres pêcheurs...) Hans, le luthérien, priait en silence et les

yeux clos. VI Le SS doryphore Si les soldats allemands du gros

de la troupe faisaient preuve d’altruisme et de bienveillance

dans les caves comme en ville, il n’en était pas de même des

S.S., dont on aurait préféré ne jamais voir que leurs talons, si

tant est qu’il fallait qu’on les voie. Les gens disaient SS ou

GESTAPO, pour eux c’était du pareil au même sinon que SS

était un mot, semble-il, moins effrayant. * L’un d’eux, au visage

d’alcoolique qu’il était et pas un peu, entrait plusieurs fois par

semaine dans la plus grande cave, revolver au poing. Dans

l’espace confiné d’un sous-sol mal éclairé, ça impressionne. On

savait d’avance pourquoi il venait. Il levait la main gauche en

montrant ses cinq doigts : fünf Mädchen, Kartoffeln « . Cinq

jeunes filles, pommes de terre ». Il venait chercher cinq jeunes

filles pour éplucher les pommes de terre, base de la nourriture

de l’armée allemande. Les noms moqueurs ne manquaient pas

pour désigner ces soldats occupants ; l’un d’entre eux était «

doryphore », un insecte calamiteux parasite du tubercule. Et

cinq jeunes filles volontaires devaient le suivre. Et il y avait

intérêt à ce qu’il y en ait cinq, sans hésitation aucune. Elles

 

devaient alors précéder le SS jusque chez Nestor Lesnino, au-

dessus de la ville : c’était là leur atelier d’épluchage. Bien sûr

 

que pour l’Allemand, c’était son droit, et pour les jeunes filles,

c’était une obligation : par temps de guerre, il faut savoir être

 

docile. Mais ça n’aurait contrarié personne si le SS qui les

escortait n’avait pas eu un revolver au poing. Ce SS était mal vu

aussi bien des Houffalois que des Allemands qui, outre d’en

avoir peur eux-mêmes, en avaient honte * Une rumeur fondée

 

était qu’il existait une grosse chamaillerie entre le notaire Urbin-

Choffray et notre SS doryphore. Le notaire habitait une

 

imposante bâtisse cossue on ne peut plus au centre, là où sera

installée la banque Fortis au début du XXIe siècle. Il

apparaissait comme étant l’homme le plus riche de la ville. Son

immeuble, désaffecté depuis le sinistre de l’Offensive, en fut la

dernière ruine, offrant à la vue des passants des spectaculaires

stigmates, vestiges des tirs d’artillerie qui l’avaient criblé lors

des bombardements. Comme le notaire, socialement très

distant, n’était pas l’homme à aller s’épancher dans les cafés ou

à la sortie de la grand-messe, on n’a jamais eu que des

conjectures à propos de leur dispute. Semble-t-il que l’Allemand

rackettait le notaire en exigeant qu’il lui fournisse sa ration

quotidienne d’alcool. Mais comme disaient les Houffalois

goguenards : ça ni nos r’louk nin çou ki gn’a inter di zèls deûs,

mès i vâ mî ki ça sèye avou l’notêre k’avou onk di nos-ôtes« .

Cela ne nous regarde pas ce qu’il y a entre eux deux, mais il

vaut mieux que ce soit avec le notaire qu’avec l'un d'entre nous

autres. VII Le Doyen Georges Reste que Hans ne savait

comment s’y prendre pour que les friandises laissées par les Gi

soient distribuées aux enfants. * Il y avait un homme dans la

ville, le doyen Georges, l’âme de la population des caves.

Durant le mois qu’a duré l’offensive, a-t-il une seule fois enlevé

sa soutane pour dormir ? Non, il était jour et nuit sur la brèche,

et c’est à croire que Dieu lui avait donné la grâce de l’ubiquité.

Omniprésent, polyvalent. Il est difficile de comprendre

aujourd’hui le poids de la religion à l’époque, les responsabilités

que cet homme avait entre les mains, la confiance que les gens

mettaient en lui : jamais il n’avait le droit de faillir. Chaque jour

sa soutane se souillait davantage. Couverte des poussières des

retombées des bombardements, des bâtiments démantelés où

il lui fallait pénétrer parmi des murs qui s’effondraient érodés

par le feu. Son ample vêtement noir était mité d’accrocs, tous

les boutons en-dessous de ses genoux étaient arrachés d‘avoir

enjambé les tas de décombres qui obstruaient les routes. Çà et

 

là, des zones plus claires, auréolées : c’était d’y avoir lavé le

sang des blessés qu’il avait manipulés. Le sacerdoce lui

conférait de réconforter ses ouailles effondrées devant les

cadavres des membres de leurs familles ; de distribuer aux

grands blessés la communion, qui s’appelait en la circonstance

le saint viatique ; de répandre des huiles consacrées, l’extrême

onction, sur le front des agonisants. Ce qu’on n’apprenait pas

au séminaire au service de 350 personnes simultanément. VIII

L’affection de Hans pour la petite Perpétue C’est à lui que Hans

s’adressa pour demander conseil. La chose étant difficile à

traiter, le doyen héla un Houffalois qui connaissait l’allemand,

Monsieur Ubachs, ancien propriétaire de l’hôtel des Postes.

Hans expliqua qu’il avait des friandises pour les enfants, mais

qu’il ne souhaitait pas que le visage d’un Allemand soit lié à ce

don. * Hans se renseigna également sur une petite fille, qui

ressemblait à la sienne, Greta, laissée à Hanovre. II avait eu

pour elle des regards d’affection lorsqu’il visitait son abri où,

assise sur une couverture pliée en deux qui lui servait de

couche, elle coloriait des dessins. L’interprète lui confia qu’elle

s’appelait Perpétue, et sa mère Félicité. Son père, piégé à la

Kommandantur d’Arlon, n’avait pas pu échapper à la

déportation vers le travail obligatoire en Allemagne, la

Werbestelle, que les gens appelaient ouèrbèstèle. Un travail de

forçat dont peu sont revenus vivants, organisé par celui qu’on

appela le négrier de l’Europe, Fritz Sauckel, qui sera pendu sur

un jugement du tribunal de Nuremberg. * D’autant plus que

Félicité, la mère, était douloureusement privée de son mari,

Hans le puritain ne tenait pas à ce que l’on jasât contre cette

femme en raison de ses sentiments envers sa fille. * Le doyen

Georges fit s’approcher Joseph Ricaille, qui s’était improvisé

infirmier et n’était jamais loin. C’était un homme de conviction

dont le visage exprimait la bonté, toujours disponible. Il aurait

pu jouer les bons offices : que les chocolats passent dans les

mains des enfants sans irriter qui que ce soit parmi les grandes

personnes. Le doyen le prit par le bras. Comme on n’était pas

loin de l’église, et pour le valoriser, il pointa l’index de l’autre

main sur l’édifice, et le présenta à Hans en disant : c’est

l’organiste de notre église. Le Hanovrien comprit bien sûr le mot

Organist et aussitôt son visage s’épanouit. Ich, auch Organist,

 

in Hanover (moi, également, organiste, à Hanovre). Et

spontanément chacun d’eux se pencha vers l’autre avec un

respect non feint. Une certaine gêne chez Hans qui exprimait :

« si tous les hommes étaient musiciens je ne vous saluerais pas

avec sur les épaules un uniforme infâmant. C’est la première

fois depuis 5 ans que Hans donnait la main à quelqu’un. * On

s’arrangea : Joseph donnerait les gourmandises aux parents

comme objets trouvés, sans dire par qui, au départ des

Américains. * Hardiment, Hans s’adressa à l’interprète en disant

qu’il était tailleur, et qu’il aimerait confectionner une poupée

pour Perpétue, la petite fille qui avait l’âge de la sienne. Mais il

fallait la lui offrir avec la même discrétion quant à son origine.

Sepp intervint. Pas une poupée, camarade luthérien, ici c’est

comme en Bavière, les gens sont catholiques, fais-lui un roi

mage, c’est leur fête le 6 janvier. Ainsi fut-il convenu. * Le

lendemain Hans se présentait à l’atelier de la grand-rue pour

rencontrer Nelly Simon qui partageait ses journées entre

apprentie couturière et auxiliaire de la Croix Rouge. Il en sortit

avec un prêt de ciseaux et quelques aiguilles, ainsi que du fil

noir. IX Hans et Sepp, petit tour de ville Hans et Sepp

commençaient à bien connaître Houffalize et ses habitants

réduits à la portion congrue. De l’étoffe, il suffisait de se servir

parmi les voilages et rideaux à dégager parmi les gravats.

Restait la matière pour farcir le vêtement du roi mage qu’il allait

coudre : Hans avait sa petite idée. * Avec son camarade, Il

remonta la grand-rue, les escaliers des deux fossés étant

impraticables. Les fossés : ainsi nomme-t-on à Houffalize les

raides raccourcis entre la grand-rue et la Ville-Basse. Le grand

fossé, en face de l’actuel hôtel de ville, était un amoncellement

des éboulis de l’hospice dévasté par des bombes incendiaires.

On était parvenu à évacuer les pensionnaires à temps vers les

caves du fond de la ville, sinon deux d’entre eux qui périrent

dans les flammes. * Entre Noël et nouvel an, c’est la partie sud

de la ville qui fut touchée. Chéravoie, St-Roch, la Gare, route de

Bastogne, place des Tilleuls. C’est de jour qu’échangeaient

leurs décharges l’aviation alliée et la défense antiaérienne

allemande dont les effectifs étaient disposés à de nombreux

endroits. * Les deux Allemands croisèrent et saluèrent Camille

Jacqmin, un véritable passe-muraille. Parmi les profanes, il fut

 

l’homme le plus utile, peut-être, de l’Offensive. On le vit dégager

en les hissant par le soupirail vingt-six personnes de la cave de

Monsieur Daulne tout juste bombardée. Il approvisionna en

viande la communauté houffaloise par on ne sait quel jeu de

relations dans les villages. Il s’exposa à la mitraille pour des

missions de messager nocturne. Il contint l’émotion de

découvrir le plein de morts dans les caves sans perturber la

poursuite de ses besognes périlleuses. * Ils baissèrent les yeux

en apercevant le Docteur Verheggen sortir de la maison du pied

de St-Roch, suivant un brancard porté par Renée Lambin et

Joseph Ricaille. Que penser du Docteur Verheggen, un homme

débonnaire et taiseux, seul médecin à Houffalize, qui ne

s’attendait jamais à devenir urgentiste de guerre dans la ville

qui aura le plus souffert dans la bataille des Ardennes... Pas le

moindre embryon d’hôpital de campagne, pas d’assistant

spécialisé. Accéder aux patients par des routes qui n’existaient

plus, sans éclairage dès la tombée des nuits de fin décembre.

Pas de téléphone : que des coursiers qui le traquaient au

besoin pour l’alerter qu’on mourait ici ou là, route de Bastogne

ou Bois des Moines, et pas d’instruments adéquats pour porter

secours, ni médicaments, ni surtout anesthésiants ni morphine.

Une silhouette caractéristique : la trousse dans une main,

l’autre bras tendu pour chercher un équilibre sur de la neige

invisiblement verglacée. On ne connaîtra jamais ce qu’il a vécu,

un vécu pour le reste indicible. Une heure du Docteur

Verheggen aurait suffi à vous traumatiser pour le restant de

toute une vie. Peut-être sa future passion pour l’ornithologie

palliera-t-elle les séquelles de l’adversité éprouvée. * Hans et

Sepp entendirent le Docteur donner rendez-vous aux

brancardiers à la tannerie Poncin. Et comment, en dix jours à

Houffalize, n’auraient-ils pas compris les mots tannerie Poncin ?

Ah! La tannerie dont la cave hébergeait plus de cent personnes.

Au fond, la morgue. Juste avant, les blessés : plus ils étaient

considérés graves, plus près des morts les avait-on installés,

lugubre prévoyance pour quand ils basculeraient dans l’au-delà.

Pêle-mêle ceux qui gémissaient et ceux qui criaient. Ceux qui

subitement hurlaient en transe, qu’un cauchemar venait de

réveiller. La cave de la tannerie ! Par séquences, de fulgurantes

lueurs traversaient les soupiraux, suivies de détonations, puis

 

de vibrations. Une tabagie opaque peinait à atténuer les odeurs

des cadavres mêlées aux émanations psychédéliques de

l’infirmerie. Moments de silence en alternance avec des

moments de prière. Ceux qui grelottaient de fièvre. Les

coliques, les diarrhées, la diphtérie. Les vieillards transis qu’on

venait de ramener en désespoir de cause de leurs huttes dans

la forêt. Ceux à qui il fallait refuser l’accès, à défaut de place. À

l’entrée, le pétrin où Madame Gadisseux mettait la pâte à lever

dans un air relativement attiédi par la chaleur animale des

occupants, pétrin qu’on ressortirait une fois le travail terminé

pour regagner l’espace d’un grabat. * Après avoir emprunté la

Chéravoie et la rue Porte à l’Eau, Hans et Sepp arrivèrent à la

gare du tram. Sur la place, il y avait la maison de Fernand

Dislaire, un menuisier connu pour son tempérament placide et

taquin. Hans frappa à la porte. La femme vint ouvrir : je vais

 

chercher mon homme , dit-elle sans préambule. Lorsque celui-

ci rentra dans la cuisine, soulagée, elle demanda : - K’èst vlint-i

 

? Que voulaient-ils ? - Ô ! Jusse one cayote di rututus. Oh!

Juste un sachet de copeaux. X Perpétue reçoit son roi mage Le

5 janvier 1945 au matin, Hans et Joseph Ricaille se

rencontraient au Crucifix, le carrefour au bas de Houffalize.

Hans lui remit le présent bourré des copeaux emballé dans du

papier kraft tout chiffonné. Apparut Mademoiselle Choffray. *

Mademoiselle Choffray était la présidente de la Croix Rouge.

Belle femme au port comme aristocratique, elle donnait l’image

de la bienveillance et de l’autorité naturelle. Durant toute

l’offensive, elle dirigea la Croix rouge avec maestria. D’une

influence discrète, elle connaissait tout de la clandestinité.

Respectée des uns comme des autres, elle parlait d’égal à égal

avec les officiers allemands. Joseph Ricaille avait obtenu de

Mademoiselle Choffray que ce soit elle qui remette en main

propre la figurine du roi mage à Félicité, qu’il avait prévenue.

Mademoiselle Choffray voudrait te parler demain matin, tiens-toi

prête ». * La mère de Perpétue attendait à l’entrée de son abri,

tout en affaire. Joseph précédait celle qu’il présenta en sa

qualité de présidente de la Croix Rouge, ce qui accrut le trouble

de la jeune femme. Voilà, Félicité, j’ai un cadeau pour

l’Épiphanie de la petite. Je l’ai reçu il y a quelques jours, et je

me suis dit que ça lui revenait. À elle et à vous. Vous êtes une

 

femme méritante exemplaire, et d’autant plus que vous vivez

une situation encore plus pénible que les autres : votre mari en

Allemagne. Félicité ouvrit le paquet. Un joli roi mage brillant

neuf, vêtu d’une mise couleur ocre et survêtu d’une grande

cape en velours pourpre. La couronne était classique : des

petites pointes jaune or pour cerner la tête. * Tout émue elle

appela Perpétue. Perpétue n’avait jamais vu Mademoiselle

Choffray de si près. La mère rendit la poupée à la notable

houffaloise, afin que la gamine reçût la figurine comme remise

par la prestigieuse reine Élisabeth au cours d'une cérémonie

protocolaire. - Perpétue, je te remets une figurine d’un roi mage,

c’est la fête des Rois demain. Comment l’appelleras-tu ? -

Balthazar, à cause de la myrrhe répondit l’enfant. * Joseph

Ricaille, homme d’une grande culture biblique, pensa : pourquoi

donc sans hésiter a-t-elle choisi le roi qui offrit de la myrrhe à

Jésus ? . Le symbolisme de cet onguent lui inspira une réflexion

qu’il considérera plus tard coupable : la myrrhe chez les juifs

était un onguent dont on oignait les agonisants afin d’alléger

leurs souffrances, et aussi afin de les embaumer pour leur

voyage vers l’au-delà. Le Jésus enfant n’aurait pu faire usage

de myrrhe qu'avant la crucifixion, quand on lui en offrit à boire,

coupée de vin. * La mère, toute secouée, fit la formule de

circonstance : Perpétue, tu pourras bien y faire attention, à ton

roi mage Balthazar. Et tu as bien dit merci à Mademoiselle

Choffray ?. De loin, Hans avait suivi la scène, confondant dans

son regard humide la petite Perpétue et sa fille Greta. XI Hans,

Félicité et Perpétue. La fin de l'histoire C’est le lendemain matin

6 janvier qu’eut lieu le grand bombardement. Une lumière

dantesque apparut et tout flamboya. Un séisme de fin du

monde. Le vacarme des trompettes de l’apocalypse se faisait

écho, en se démultipliant, d’un coteau à l’autre de la ville

enneigée. Le solennel chaos du jugement dernier

s’accomplissait. * Couchée sur sa couverture, Perpétue

prononça les invocations suivantes, propres aux Houffalois,

propres aux enfants houffalois : Notre-Dame de Forêt, priez

 

pour nous Notre-Dame de Beauraing, priez pour nous Notre-

Dame de Fatima, priez pour nous. Elle n’aura pu faire attention

 

à son roi mage que moins de 24 heures. Elle ne l’aura chéri que

le temps d’un soupir. Un souffle violent passa, qui paisiblement

 

fit rendre l’esprit à la gamine. * Sa mère Félicité ne s’en aperçut

pas, aveuglée par des flammes foudroyantes, empêtrée dans la

chaleur de la fournaise, la gorge encombrée de fumées

corrosives qui gagnaient ses poumons. Dans la cave tous les

diables de l’enfer étaient déchaînés. Embrasée, Félicité se

tordait, Félicité se contorsionnait, Félicité hurlait, tandis que la

mort faisait son œuvre. Oh ! comme elle avait hâte qu’elle

 

l’embarque, la mort, vers une autre rive ! Cela prit une demi-

heure pour que sa vie se consume. Pour qu’elle ne souffrît plus.

 

*** Au sommet de Saint-Roch, la DCA de la Wehrmacht venait

d’abattre un avion allié. Aussitôt la Royal Air Force se mit à la

pilonner d’un tapis de bombes, à la mitrailler de toute l’énergie

de ses tirailleurs vindicatifs. Quand Hans tomba, le visage

défoncé, sa tête ne tenait plus que par les vertèbres. Un

shrapnel fit jaillir ses viscères. Un autre lui arracha les deux

mains. L’organiste de Hanovre demeura à l'abandon gisant

couvert de neige des semaines et des semaines. Quand on

recueillit ses restes, rien ne permettait plus d’identifier de qui il

s’agissait. On l’inhuma bien plus tard au cimetière allemand de

Recogne près de Noville. Sur la croix de son lopin de tombe il

est écrit : « Nur von Gott bekannt » «Ici repose un homme dont

Dieu seul connaît le nom » *** René Dislaire © Houffalize, le 17

janvier 2020

? Car Hans l’avait compris depuis longtemps : ce

n’était pas pour chauffer son peuple avec du charbon de

Pologne que le Führer avait conduit son pays à sa perte. Il avait

multiplié au quotidien des crimes

contre l’humanité au nom

d’une inhumaine doctrine et mu par sa folie génialement

contagieuse. Hans le simple et brave tailleur organiste de

Hanovre qui initiait les enfants au solfège les dimanches matin

 

 

 

 

 

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I Les pérégrinations de Hans de 1939 à 1944
En 1939 Hans était tailleur à Hanovre, dans le nord de l’Allemagne.
Un modeste tailleur bien vu dans son quartier.
Il avait vingt-cinq ans quand il eut son premier enfant, Greta ;
il n’en eut jamais d’autre.
Organiste à l’église luthérienne, le dimanche matin il
initiait quelques garçons au solfège : il les préparait ainsi pour
chanter ensuite dans la chorale.
 * En septembre 1939 Hans fut enrôlé dans la Wehrmacht,
 l’armée allemande, pour envahir la Pologne.
C’était juste, avait dit le Führer Adolf Hitler, et Hans
l’avait bien expliqué à Greta, pour y aller exploiter des mines de
charbon, car l’Allemagne n’en avait plus sur son territoire pour
se chauffer l’hiver. Greta était fière de son papa et elle trouvait
beau le petit drapeau qu’il lui avait offert, une croix gammée

noire dans un rond blanc au milieu d’un carré rouge vif. * C’est

en Pologne que Hans vit pour la première fois des morts au

combat de tout près. Des Polonais hurlants dont le sang giclait,

déchiquetés par les bombardements de l’aviation allemande, la

Luftwaffe. Il en eut des hauts le cœur, Hans qui aimait tant

Beethoven, mais c’était pour la bonne cause qu’il faisait la

guerre. Et comme tous les soldats, il se galvanisait ensuite en

chantant au pas des marches guerrières. * Pendant 5 ans,

Hans fut transbahuté dans les régiments de la Wehrmacht sur

tous les fronts. En mai 1940, sous les ordres du Feldmarschall

von Rundstedt qu’il avait déjà servi en Pologne, il engageait le

combat contre les Chasseurs Ardennais dans la région de

Martelange (la campagne des 18 jours en Belgique), puis

découvrit la mer du Nord aux environs de Dunkerque. Toujours

victorieux. Puis jusqu’en 1942, sous l’autorité du

Generalfeldmarschall, Rommel la bataille du désert : des mois

sous la chaleur torride du sec environnement saharien, où se

faisait souvent rare le ravitaillement en eau, en nourriture et en

médicaments. En 1942 /1943, bataille de Stalingrad et du front

de l’Est. Hans en sortit anéanti, survivant par miracle et au froid,

et à la famine, et aux marches forcées des jours et des nuits

sans sommeil, et aux décharges permanentes de la formidable

artillerie de l’armée russe. Et à la défaite. L’enfer durant des

mois dans la neige qui n’était jamais blanche : noire de

retombées des agressions et rouge du sang des hommes des

deux camps. Des combats où les morts se comptent par

 

dizaines de millions. Il prit part à la bataille d’Italie. Puis ce fut la

débâcle de Normandie, après le débarquement du 6 juin 1944.

Chassés de France par les troupes alliées de la Libération,

Hans et ses compagnons regagnèrent le Heimat, le territoire de

la mère patrie allemande. Le comble de l’humiliation pour le

Führer qui, génie devenu fou, et contre l’avis de ses généraux

conscients de ce que la guerre était perdue, décida l’Offensive

des Ardennes. II L’Offensive : Houffalize se prépare à fêter Noël

Sous les ordres du Generalfeldmarschall von Rundstedt comme

en Pologne et comme en Ardenne il y a cinq ans mais sans plus

y croire, Hans entra à Houffalize, le mardi 19 décembre 1944,

par la route de Bastogne. Houffalize est une belle petite ville

comme il n’en existe pas dans la plaine du nord de l’Allemagne.

Un charmant décor de vallée enneigé traversée par une rivière

que l’hiver avait rendue torrentueuse. Les piétons, bien

emmitouflés, se déplaçaient au ralenti sur les trottoirs glissants

de la dernière semaine de l’avent. C’était dans six jours Noël.

Certes on remarquait un pont provisoire parmi les rares traces

de la Libération par les Alliés en septembre. Mais des sapins

décorés ornaient les rues, les vitrines étaient garnies et celles

des pâtissiers mettaient en appétit avec des bûches au chocolat

américain, ce chocolat dont on avait été privé pendant cinq ans.

Les cafés et les hôtels restaurants avaient fait provision de fûts

de bière et de vins de Moselle. Dans le menu des réveillons

étaient proposés des écrevisses et des cuisses de grenouille

ainsi que des champignons cueillis dans les champs, spécialités

locales conservées dans des Weck sur les garde-manger. Et

dans les familles nombreuses on se réjouissait de savourer les

meilleurs plats de cochonnailles fournies par le porc engraissé

dans la remise de chaque maison et que l'on avait sacrifié

devant la porte en présence de tous les enfants du voisinage.

Chez d'autres, c'était du lapin nourri par les enfants qui avaient

été cueillir aux salades un jour sur deux après l'école. III Hans

prend ses quartiers à Houffalize Le lundi 18 décembre 1944, les

soldats américains avaient quitté la ville furtivement, eux qui

depuis la grande Libération étaient là comme garants de la

sécurité de la population. Levé le camp sans prévenir le

bourgmestre, malgré la promesse que le commandant lui avait

faite la veille, en précisant naïvement -mais était-ce naïvement

 

? - que l’éventualité du retour des Allemands était à exclure.

Voici une ville laissée en plan avec ses habitants sans

nouvelles fiables de qui et d’où que ce soit : il n’y avait plus

d’électricité, donc pas de TSF (radio). Que dire du téléphone. Et

que croire des fuyards en transit... * Mardi 19. Houffalize est

une ville offerte à l’arrivée des Allemands. Surprise : la

soldatesque teutonne ne payait pas de mine. Plus rien de la

superbe qu’on leur connaissait. Vraiment rien de la rutilance de

la campagne des 18 jours. Hans, comme ses compagnons déjà

bien engagés dans la trentaine, paraissait 20 ans de plus que

son âge. Çà et là pour rafraîchir la troupe, quelques écoliers

bien blonds et aux dents blanches arrogantes dans des

uniformes mal ajustés. Des hommes exténués plutôt bon papa

d’un côté, et de l’autre des jeunes gens inexpérimentés le

regard effarant. Sous-alimenté depuis des années notre tailleur

de Hanovre présentait un visage livide, décharné, les yeux

renfoncés dans les orbites de par les horreurs qu’il avait

traversées. Ah ! Tous ces vieux de la Wehrmacht, les vêtements

parfois dépareillés, qui marchaient claudiquant d’au moins une

jambe, les pieds chaussés de bottes délabrées en accordéon.

Si ces hommes défilaient derrière des tanks impressionnants,

tout le reste du charroi était brinquebalant, obsolète, avarié par

des milliers de kilomètres endurés dans les pires conditions.

Une mécanique cacophonique. Houffalize, ville offerte,

Houffalize, ville morte. Plus Noël approchait, plus elle se vidait

de ses habitants, partis en quête de refuge ailleurs. * Hans

trouva à se loger dans une maison que des Américains avaient

quittée précipitamment. Il partageait sa chambre avec Sepp, un

ouvrier de brasserie de Munich. Hans et Sepp aimaient se

promener à Houffalize. Hans le protestant austère de Hanovre

appréciait une cité pittoresque dont sa région monotone était

dépourvue, et Sepp le catholique jovial retrouvait un coin de sa

Bavière bucolique. Mais surtout, Hans et Sepp aimaient les

enfants. Depuis cinq ans, ils étaient privés des leurs. * Pas

évident de sympathiser avec des enfants sous les yeux de leurs

parents dont on est l’ennemi redoutable depuis cinq ans. Quand

on porte l’uniforme et qu’on parle la langue synonymes de

barbarie. Les Américains avaient quitté leur chambre à la hâte

en laissant dans une armoire des sucreries : du chocolat, des

 

bonbons, des barres de gaufres, des chewing-gums, des boîtes

d’abricot en conserve. Ni Hans ni Sepp n'en auraient goûté, eux

dont les enfants étaient dépourvus de toute friandise, qu’ils

savaient mal nourris et malheureux à Hanovre et Munich depuis

le début de la guerre. Comment se faire accepter distribuant

aux enfants houffalois des gâteries avec sur les mains le sang

de leurs semblables de l’Atlantique à l’Oural et au Maghreb

méditerranéen avait honte de ce qu’il était. IV Le Noël maudit Le jour de Noël

Houffalize allait faire connaissance des bombardiers bourreaux

venus d’Angleterre, qui lui fourniront à Saint-Roch son premier

lot de victimes à inhumer. Et c’est à partir de ce maudit 25

décembre que les Houffalois s’engouffrèrent en masse dans le

refuge de quelques abris hospitaliers appropriés, à la guerre

comme à la guerre. Les plus populeux, et même surpeuplés,

étaient ancrés dans le centre-ville : tout profit psychologique et

logistique. Les caves de la tannerie Poncin et celle dite de la

cour de l'abbaye (presbytère) ; l’écurie d’Henri Maréchal où,

sauf un seul rescapé, fut immolée sa nombreuse famille. Ce

sera le 6 janvier. La famille Maréchal, malédiction à rapprocher

de celle de la famille Wuillemote entassée sur la route de

Bastogne : le 26 décembre, des huit membres de la famille,

seuls deux enfants survivront. Tous abris qui s’avéreront n’avoir

été que de séduisants sépulcres. * On a estimé qu’entre 350 et

400 Houffalois étaient demeurés dans la ville, le sinistre jour du

6 janvier. Un millier s’était donc enfui. * Il y a ceux qui avaient

opté pour un point de chute dans les villages avoisinants,

notamment au nord de la ville : Taverneux, Fontenaille, Mont.

Les habitants de Bonnerue, Engreux et de Cetturu firent

également preuve d’une héroïque grandeur d’âme. Sans oublier

la famille Lambin, dans un écart, le bien nommé Ermitage. *

D‘autres Houffalois étaient parvenus, avec le secours d’un

camion au gazogène, à atteindre un accueil dans de la famille

 

plus lointaine, dans le Namurois, à Liège et Bruxelles, où la

sécurité leur fut garantie, si ce n’est lorsque ces deux grandes

villes furent épisodiquement la cible des V2. * Puis il y a ceux

qui n’eurent d’autre choix que le comble de l’inconfort dans les

bois des alentours. Warivenne, au confluent de l’Ourthe et du

ruisseau de Cetturu, accessible uniquement par un long chemin

ici de terre, là rocailleux, à plusieurs kilomètres de la vie

humaine la plus proche, offrait le brise-vent d’affleurements

schisteux. Des abords du vieux chemin escarpé de Bonnerue

en passant par le petit pont de Suhet, on pouvait tirer avantage

de sapinières et de feuillus : les résineux drus, parfaits pour une

protection visuelle y compris de la fumée des feux en plein air,

les hêtraies recelant des tapis de sol qu’on disposait sur une

hutte de branchages en lasagne avec de la paille chapardée

dans des hangars proches des fermes. Ceux qu’on appellera

plus tard les hommes des bois vivaient dans l’invivable : la

neige et un froid largement sous zéro, l’éloignement de

victuailles. Pour boire, on suçait des glaçons. Pour manger, les

hommes les plus valides, plusieurs heures de marche dans la

neige, prenaient tous les risques pour aller rabioter dans les

fermes surpeuplées et besogneuses. Pour le reste, jamais des

vieillards égrotants n’ont autant souffert d’être des boulets au

pied, se sentant fardeaux encombrants et improductifs

parasites. Pour ces hommes des bois, en alerte permanente

sous les feux de l’artillerie alliée vers Houffalize, les seuls

moments de pénible et honteuse décompression étaient quand

la nuit ils voyaient au loin le ciel ébloui : Houffalize était

bombardée, pas eux. V Hans rencontre des Houffalois Peut-on

dire qu’il existait une compassion, chez les Houffalois et les

Allemands qui se côtoyaient tous les jours, qui fût réciproque ? *

Sans qu’ils y soient tenus, Hans et Sepp visitaient à l’heure de

la pénombre les abris souterrains du centre de la ville. Ils

contrôlaient l’état des soupiraux et de quelques ouvertures de

fortune spécialement aménagées afin de garantir une sortie

d’air tant que faire se peut lors du soufflement des explosions

des bombes apocalyptiques. Il arrivait en effet que le froid

justifie, la journée, d’obturer partiellement ces bouches. * Le

matin, ils faisaient une tournée d’examen des étançonnages

pour indiquer aux hommes comment pallier d’éventuels dégâts.

À

 

À ces Houffalois qui, surtout devant leurs femmes, exprimaient

se sentir dévalués, Hans et Sepp dans un jeu de rôle,

accroupis, indiquant d’une main les étançons, et de l’autre

couvrant leur tête en ne laissant apparaître que l’index et le

majeur, dardâchaient : Wir, zwei Jahre Stalingrad, auch

Bombardierung. Zwei Jahre ! Nous autres à Stalingrad, pendant

deux ans, oui deux ans, nous avons déjà été bombardés. * Un

avant-midi, recueillis devant les couvertures enveloppant deux

victimes, on récitait le chapelet. Sur la pointe des pieds, Hans et

Sepp s’approchèrent, nu tête, demeurant en retrait du cercle.

Deux femmes s’écartèrent, les Allemands se sentirent invités à

faire un pas en avant. Après quelques « Je vous salue Marie »

Sepp, il fallait l’oser, se rallia d’une façon de moins en moins

inaudible au répons, et dans sa langue : Heilige Maria, Mutter

Gottes, Bitte für uns Sünder... (Sainte Marie, mère de Dieu

pauvres pêcheurs...) Hans, le luthérien, priait en silence et les

yeux clos. VI Le SS doryphore Si les soldats allemands du gros

de la troupe faisaient preuve d’altruisme et de bienveillance

dans les caves comme en ville, il n’en était pas de même des

S.S., dont on aurait préféré ne jamais voir que leurs talons, si

tant est qu’il fallait qu’on les voie. Les gens disaient SS ou

GESTAPO, pour eux c’était du pareil au même sinon que SS

était un mot, semble-il, moins effrayant. * L’un d’eux, au visage

d’alcoolique qu’il était et pas un peu, entrait plusieurs fois par

semaine dans la plus grande cave, revolver au poing. Dans

l’espace confiné d’un sous-sol mal éclairé, ça impressionne. On

savait d’avance pourquoi il venait. Il levait la main gauche en

montrant ses cinq doigts : fünf Mädchen, Kartoffeln « . Cinq

jeunes filles, pommes de terre ». Il venait chercher cinq jeunes

filles pour éplucher les pommes de terre, base de la nourriture

de l’armée allemande. Les noms moqueurs ne manquaient pas

pour désigner ces soldats occupants ; l’un d’entre eux était «

doryphore », un insecte calamiteux parasite du tubercule. Et

cinq jeunes filles volontaires devaient le suivre. Et il y avait

intérêt à ce qu’il y en ait cinq, sans hésitation aucune. Elles

 

devaient alors précéder le SS jusque chez Nestor Lesnino, au-

dessus de la ville : c’était là leur atelier d’épluchage. Bien sûr

 

que pour l’Allemand, c’était son droit, et pour les jeunes filles,

c’était une obligation : par temps de guerre, il faut savoir être

 

docile. Mais ça n’aurait contrarié personne si le SS qui les

escortait n’avait pas eu un revolver au poing. Ce SS était mal vu

aussi bien des Houffalois que des Allemands qui, outre d’en

avoir peur eux-mêmes, en avaient honte * Une rumeur fondée

 

était qu’il existait une grosse chamaillerie entre le notaire Urbin-

Choffray et notre SS doryphore. Le notaire habitait une

 

imposante bâtisse cossue on ne peut plus au centre, là où sera

installée la banque Fortis au début du XXIe siècle. Il

apparaissait comme étant l’homme le plus riche de la ville. Son

immeuble, désaffecté depuis le sinistre de l’Offensive, en fut la

dernière ruine, offrant à la vue des passants des spectaculaires

stigmates, vestiges des tirs d’artillerie qui l’avaient criblé lors

des bombardements. Comme le notaire, socialement très

distant, n’était pas l’homme à aller s’épancher dans les cafés ou

à la sortie de la grand-messe, on n’a jamais eu que des

conjectures à propos de leur dispute. Semble-t-il que l’Allemand

rackettait le notaire en exigeant qu’il lui fournisse sa ration

quotidienne d’alcool. Mais comme disaient les Houffalois

goguenards : ça ni nos r’louk nin çou ki gn’a inter di zèls deûs,

mès i vâ mî ki ça sèye avou l’notêre k’avou onk di nos-ôtes« .

Cela ne nous regarde pas ce qu’il y a entre eux deux, mais il

vaut mieux que ce soit avec le notaire qu’avec l'un d'entre nous

autres. VII Le Doyen Georges Reste que Hans ne savait

comment s’y prendre pour que les friandises laissées par les Gi

soient distribuées aux enfants. * Il y avait un homme dans la

ville, le doyen Georges, l’âme de la population des caves.

Durant le mois qu’a duré l’offensive, a-t-il une seule fois enlevé

sa soutane pour dormir ? Non, il était jour et nuit sur la brèche,

et c’est à croire que Dieu lui avait donné la grâce de l’ubiquité.

Omniprésent, polyvalent. Il est difficile de comprendre

aujourd’hui le poids de la religion à l’époque, les responsabilités

que cet homme avait entre les mains, la confiance que les gens

mettaient en lui : jamais il n’avait le droit de faillir. Chaque jour

sa soutane se souillait davantage. Couverte des poussières des

retombées des bombardements, des bâtiments démantelés où

il lui fallait pénétrer parmi des murs qui s’effondraient érodés

par le feu. Son ample vêtement noir était mité d’accrocs, tous

les boutons en-dessous de ses genoux étaient arrachés d‘avoir

enjambé les tas de décombres qui obstruaient les routes. Çà et

 

là, des zones plus claires, auréolées : c’était d’y avoir lavé le

sang des blessés qu’il avait manipulés. Le sacerdoce lui

conférait de réconforter ses ouailles effondrées devant les

cadavres des membres de leurs familles ; de distribuer aux

grands blessés la communion, qui s’appelait en la circonstance

le saint viatique ; de répandre des huiles consacrées, l’extrême

onction, sur le front des agonisants. Ce qu’on n’apprenait pas

au séminaire au service de 350 personnes simultanément. VIII

L’affection de Hans pour la petite Perpétue C’est à lui que Hans

s’adressa pour demander conseil. La chose étant difficile à

traiter, le doyen héla un Houffalois qui connaissait l’allemand,

Monsieur Ubachs, ancien propriétaire de l’hôtel des Postes.

Hans expliqua qu’il avait des friandises pour les enfants, mais

qu’il ne souhaitait pas que le visage d’un Allemand soit lié à ce

don. * Hans se renseigna également sur une petite fille, qui

ressemblait à la sienne, Greta, laissée à Hanovre. II avait eu

pour elle des regards d’affection lorsqu’il visitait son abri où,

assise sur une couverture pliée en deux qui lui servait de

couche, elle coloriait des dessins. L’interprète lui confia qu’elle

s’appelait Perpétue, et sa mère Félicité. Son père, piégé à la

Kommandantur d’Arlon, n’avait pas pu échapper à la

déportation vers le travail obligatoire en Allemagne, la

Werbestelle, que les gens appelaient ouèrbèstèle. Un travail de

forçat dont peu sont revenus vivants, organisé par celui qu’on

appela le négrier de l’Europe, Fritz Sauckel, qui sera pendu sur

un jugement du tribunal de Nuremberg. * D’autant plus que

Félicité, la mère, était douloureusement privée de son mari,

Hans le puritain ne tenait pas à ce que l’on jasât contre cette

femme en raison de ses sentiments envers sa fille. * Le doyen

Georges fit s’approcher Joseph Ricaille, qui s’était improvisé

infirmier et n’était jamais loin. C’était un homme de conviction

dont le visage exprimait la bonté, toujours disponible. Il aurait

pu jouer les bons offices : que les chocolats passent dans les

mains des enfants sans irriter qui que ce soit parmi les grandes

personnes. Le doyen le prit par le bras. Comme on n’était pas

loin de l’église, et pour le valoriser, il pointa l’index de l’autre

main sur l’édifice, et le présenta à Hans en disant : c’est

l’organiste de notre église. Le Hanovrien comprit bien sûr le mot

Organist et aussitôt son visage s’épanouit. Ich, auch Organist,

 

in Hanover (moi, également, organiste, à Hanovre). Et

spontanément chacun d’eux se pencha vers l’autre avec un

respect non feint. Une certaine gêne chez Hans qui exprimait :

« si tous les hommes étaient musiciens je ne vous saluerais pas

avec sur les épaules un uniforme infâmant. C’est la première

fois depuis 5 ans que Hans donnait la main à quelqu’un. * On

s’arrangea : Joseph donnerait les gourmandises aux parents

comme objets trouvés, sans dire par qui, au départ des

Américains. * Hardiment, Hans s’adressa à l’interprète en disant

qu’il était tailleur, et qu’il aimerait confectionner une poupée

pour Perpétue, la petite fille qui avait l’âge de la sienne. Mais il

fallait la lui offrir avec la même discrétion quant à son origine.

Sepp intervint. Pas une poupée, camarade luthérien, ici c’est

comme en Bavière, les gens sont catholiques, fais-lui un roi

mage, c’est leur fête le 6 janvier. Ainsi fut-il convenu. * Le

lendemain Hans se présentait à l’atelier de la grand-rue pour

rencontrer Nelly Simon qui partageait ses journées entre

apprentie couturière et auxiliaire de la Croix Rouge. Il en sortit

avec un prêt de ciseaux et quelques aiguilles, ainsi que du fil

noir. IX Hans et Sepp, petit tour de ville Hans et Sepp

commençaient à bien connaître Houffalize et ses habitants

réduits à la portion congrue. De l’étoffe, il suffisait de se servir

parmi les voilages et rideaux à dégager parmi les gravats.

Restait la matière pour farcir le vêtement du roi mage qu’il allait

coudre : Hans avait sa petite idée. * Avec son camarade, Il

remonta la grand-rue, les escaliers des deux fossés étant

impraticables. Les fossés : ainsi nomme-t-on à Houffalize les

raides raccourcis entre la grand-rue et la Ville-Basse. Le grand

fossé, en face de l’actuel hôtel de ville, était un amoncellement

des éboulis de l’hospice dévasté par des bombes incendiaires.

On était parvenu à évacuer les pensionnaires à temps vers les

caves du fond de la ville, sinon deux d’entre eux qui périrent

dans les flammes. * Entre Noël et nouvel an, c’est la partie sud

de la ville qui fut touchée. Chéravoie, St-Roch, la Gare, route de

Bastogne, place des Tilleuls. C’est de jour qu’échangeaient

leurs décharges l’aviation alliée et la défense antiaérienne

allemande dont les effectifs étaient disposés à de nombreux

endroits. * Les deux Allemands croisèrent et saluèrent Camille

Jacqmin, un véritable passe-muraille. Parmi les profanes, il fut

 

l’homme le plus utile, peut-être, de l’Offensive. On le vit dégager

en les hissant par le soupirail vingt-six personnes de la cave de

Monsieur Daulne tout juste bombardée. Il approvisionna en

viande la communauté houffaloise par on ne sait quel jeu de

relations dans les villages. Il s’exposa à la mitraille pour des

missions de messager nocturne. Il contint l’émotion de

découvrir le plein de morts dans les caves sans perturber la

poursuite de ses besognes périlleuses. * Ils baissèrent les yeux

en apercevant le Docteur Verheggen sortir de la maison du pied

de St-Roch, suivant un brancard porté par Renée Lambin et

Joseph Ricaille. Que penser du Docteur Verheggen, un homme

débonnaire et taiseux, seul médecin à Houffalize, qui ne

s’attendait jamais à devenir urgentiste de guerre dans la ville

qui aura le plus souffert dans la bataille des Ardennes... Pas le

moindre embryon d’hôpital de campagne, pas d’assistant

spécialisé. Accéder aux patients par des routes qui n’existaient

plus, sans éclairage dès la tombée des nuits de fin décembre.

Pas de téléphone : que des coursiers qui le traquaient au

besoin pour l’alerter qu’on mourait ici ou là, route de Bastogne

ou Bois des Moines, et pas d’instruments adéquats pour porter

secours, ni médicaments, ni surtout anesthésiants ni morphine.

Une silhouette caractéristique : la trousse dans une main,

l’autre bras tendu pour chercher un équilibre sur de la neige

invisiblement verglacée. On ne connaîtra jamais ce qu’il a vécu,

un vécu pour le reste indicible. Une heure du Docteur

Verheggen aurait suffi à vous traumatiser pour le restant de

toute une vie. Peut-être sa future passion pour l’ornithologie

palliera-t-elle les séquelles de l’adversité éprouvée. * Hans et

Sepp entendirent le Docteur donner rendez-vous aux

brancardiers à la tannerie Poncin. Et comment, en dix jours à

Houffalize, n’auraient-ils pas compris les mots tannerie Poncin ?

Ah! La tannerie dont la cave hébergeait plus de cent personnes.

Au fond, la morgue. Juste avant, les blessés : plus ils étaient

considérés graves, plus près des morts les avait-on installés,

lugubre prévoyance pour quand ils basculeraient dans l’au-delà.

Pêle-mêle ceux qui gémissaient et ceux qui criaient. Ceux qui

subitement hurlaient en transe, qu’un cauchemar venait de

réveiller. La cave de la tannerie ! Par séquences, de fulgurantes

lueurs traversaient les soupiraux, suivies de détonations, puis

 

de vibrations. Une tabagie opaque peinait à atténuer les odeurs

des cadavres mêlées aux émanations psychédéliques de

l’infirmerie. Moments de silence en alternance avec des

moments de prière. Ceux qui grelottaient de fièvre. Les

coliques, les diarrhées, la diphtérie. Les vieillards transis qu’on

venait de ramener en désespoir de cause de leurs huttes dans

la forêt. Ceux à qui il fallait refuser l’accès, à défaut de place. À

l’entrée, le pétrin où Madame Gadisseux mettait la pâte à lever

dans un air relativement attiédi par la chaleur animale des

occupants, pétrin qu’on ressortirait une fois le travail terminé

pour regagner l’espace d’un grabat. * Après avoir emprunté la

Chéravoie et la rue Porte à l’Eau, Hans et Sepp arrivèrent à la

gare du tram. Sur la place, il y avait la maison de Fernand

Dislaire, un menuisier connu pour son tempérament placide et

taquin. Hans frappa à la porte. La femme vint ouvrir : je vais

 

chercher mon homme , dit-elle sans préambule. Lorsque celui-

ci rentra dans la cuisine, soulagée, elle demanda : - K’èst vlint-i

 

? Que voulaient-ils ? - Ô ! Jusse one cayote di rututus. Oh!

Juste un sachet de copeaux. X Perpétue reçoit son roi mage Le

5 janvier 1945 au matin, Hans et Joseph Ricaille se

rencontraient au Crucifix, le carrefour au bas de Houffalize.

Hans lui remit le présent bourré des copeaux emballé dans du

papier kraft tout chiffonné. Apparut Mademoiselle Choffray. *

Mademoiselle Choffray était la présidente de la Croix Rouge.

Belle femme au port comme aristocratique, elle donnait l’image

de la bienveillance et de l’autorité naturelle. Durant toute

l’offensive, elle dirigea la Croix rouge avec maestria. D’une

influence discrète, elle connaissait tout de la clandestinité.

Respectée des uns comme des autres, elle parlait d’égal à égal

avec les officiers allemands. Joseph Ricaille avait obtenu de

Mademoiselle Choffray que ce soit elle qui remette en main

propre la figurine du roi mage à Félicité, qu’il avait prévenue.

Mademoiselle Choffray voudrait te parler demain matin, tiens-toi

prête ». * La mère de Perpétue attendait à l’entrée de son abri,

tout en affaire. Joseph précédait celle qu’il présenta en sa

qualité de présidente de la Croix Rouge, ce qui accrut le trouble

de la jeune femme. Voilà, Félicité, j’ai un cadeau pour

l’Épiphanie de la petite. Je l’ai reçu il y a quelques jours, et je

me suis dit que ça lui revenait. À elle et à vous. Vous êtes une

 

femme méritante exemplaire, et d’autant plus que vous vivez

une situation encore plus pénible que les autres : votre mari en

Allemagne. Félicité ouvrit le paquet. Un joli roi mage brillant

neuf, vêtu d’une mise couleur ocre et survêtu d’une grande

cape en velours pourpre. La couronne était classique : des

petites pointes jaune or pour cerner la tête. * Tout émue elle

appela Perpétue. Perpétue n’avait jamais vu Mademoiselle

Choffray de si près. La mère rendit la poupée à la notable

houffaloise, afin que la gamine reçût la figurine comme remise

par la prestigieuse reine Élisabeth au cours d'une cérémonie

protocolaire. - Perpétue, je te remets une figurine d’un roi mage,

c’est la fête des Rois demain. Comment l’appelleras-tu ? -

Balthazar, à cause de la myrrhe répondit l’enfant. * Joseph

Ricaille, homme d’une grande culture biblique, pensa : pourquoi

donc sans hésiter a-t-elle choisi le roi qui offrit de la myrrhe à

Jésus ? . Le symbolisme de cet onguent lui inspira une réflexion

qu’il considérera plus tard coupable : la myrrhe chez les juifs

était un onguent dont on oignait les agonisants afin d’alléger

leurs souffrances, et aussi afin de les embaumer pour leur

voyage vers l’au-delà. Le Jésus enfant n’aurait pu faire usage

de myrrhe qu'avant la crucifixion, quand on lui en offrit à boire,

coupée de vin. * La mère, toute secouée, fit la formule de

circonstance : Perpétue, tu pourras bien y faire attention, à ton

roi mage Balthazar. Et tu as bien dit merci à Mademoiselle

Choffray ?. De loin, Hans avait suivi la scène, confondant dans

son regard humide la petite Perpétue et sa fille Greta. XI Hans,

Félicité et Perpétue. La fin de l'histoire C’est le lendemain matin

6 janvier qu’eut lieu le grand bombardement. Une lumière

dantesque apparut et tout flamboya. Un séisme de fin du

monde. Le vacarme des trompettes de l’apocalypse se faisait

écho, en se démultipliant, d’un coteau à l’autre de la ville

enneigée. Le solennel chaos du jugement dernier

s’accomplissait. * Couchée sur sa couverture, Perpétue

prononça les invocations suivantes, propres aux Houffalois,

propres aux enfants houffalois : Notre-Dame de Forêt, priez

 

pour nous Notre-Dame de Beauraing, priez pour nous Notre-

Dame de Fatima, priez pour nous. Elle n’aura pu faire attention

 

à son roi mage que moins de 24 heures. Elle ne l’aura chéri que

le temps d’un soupir. Un souffle violent passa, qui paisiblement

 

fit rendre l’esprit à la gamine. * Sa mère Félicité ne s’en aperçut

pas, aveuglée par des flammes foudroyantes, empêtrée dans la

chaleur de la fournaise, la gorge encombrée de fumées

corrosives qui gagnaient ses poumons. Dans la cave tous les

diables de l’enfer étaient déchaînés. Embrasée, Félicité se

tordait, Félicité se contorsionnait, Félicité hurlait, tandis que la

mort faisait son œuvre. Oh ! comme elle avait hâte qu’elle

 

l’embarque, la mort, vers une autre rive ! Cela prit une demi-

heure pour que sa vie se consume. Pour qu’elle ne souffrît plus.

 

*** Au sommet de Saint-Roch, la DCA de la Wehrmacht venait

d’abattre un avion allié. Aussitôt la Royal Air Force se mit à la

pilonner d’un tapis de bombes, à la mitrailler de toute l’énergie

de ses tirailleurs vindicatifs. Quand Hans tomba, le visage

défoncé, sa tête ne tenait plus que par les vertèbres. Un

shrapnel fit jaillir ses viscères. Un autre lui arracha les deux

mains. L’organiste de Hanovre demeura à l'abandon gisant

couvert de neige des semaines et des semaines. Quand on

recueillit ses restes, rien ne permettait plus d’identifier de qui il

s’agissait. On l’inhuma bien plus tard au cimetière allemand de

Recogne près de Noville. Sur la croix de son lopin de tombe il

est écrit : « Nur von Gott bekannt » «Ici repose un homme dont

Dieu seul connaît le nom » *** René Dislaire © Houffalize, le 17

janvier 2020

? Car Hans l’avait compris depuis longtemps : ce

n’était pas pour chauffer son peuple avec du charbon de

Pologne que le Führer avait conduit son pays à sa perte. Il avait

multiplié au quotidien des crimes

contre l’humanité au nom

d’une inhumaine doctrine et mu par sa folie génialement

contagieuse. Hans le simple et brave tailleur organiste de

Hanovre qui initiait les enfants au solfège les dimanches matin

 

 

 

 

 

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

I Les pérégrinations de Hans de 1939 à 1944 En 1939 Hans

était tailleur à Hanovre, dans le nord de l’Allemagne. Un

modeste tailleur bien vu dans son quartier. Il avait vingt-cinq ans

quand il eut son premier enfant, Greta ; il n’en eut jamais

d’autre. Organiste à l’église luthérienne, le dimanche matin il

initiait quelques garçons au solfège : il les préparait ainsi pour

chanter ensuite dans la chorale. * En septembre 1939 Hans fut

enrôlé dans la Wehrmacht, l’armée allemande, pour envahir la

Pologne. C’était juste, avait dit le Führer Adolf Hitler, et Hans

l’avait bien expliqué à Greta, pour y aller exploiter des mines de

charbon, car l’Allemagne n’en avait plus sur son territoire pour

se chauffer l’hiver. Greta était fière de son papa et elle trouvait

beau le petit drapeau qu’il lui avait offert, une croix gammée

noire dans un rond blanc au milieu d’un carré rouge vif. * C’est

en Pologne que Hans vit pour la première fois des morts au

combat de tout près. Des Polonais hurlants dont le sang giclait,

déchiquetés par les bombardements de l’aviation allemande, la

Luftwaffe. Il en eut des hauts le cœur, Hans qui aimait tant

Beethoven, mais c’était pour la bonne cause qu’il faisait la

guerre. Et comme tous les soldats, il se galvanisait ensuite en

chantant au pas des marches guerrières. * Pendant 5 ans,

Hans fut transbahuté dans les régiments de la Wehrmacht sur

tous les fronts. En mai 1940, sous les ordres du Feldmarschall

von Rundstedt qu’il avait déjà servi en Pologne, il engageait le

combat contre les Chasseurs Ardennais dans la région de

Martelange (la campagne des 18 jours en Belgique), puis

découvrit la mer du Nord aux environs de Dunkerque. Toujours

victorieux. Puis jusqu’en 1942, sous l’autorité du

Generalfeldmarschall, Rommel la bataille du désert : des mois

sous la chaleur torride du sec environnement saharien, où se

faisait souvent rare le ravitaillement en eau, en nourriture et en

médicaments. En 1942 /1943, bataille de Stalingrad et du front

de l’Est. Hans en sortit anéanti, survivant par miracle et au froid,

et à la famine, et aux marches forcées des jours et des nuits

sans sommeil, et aux décharges permanentes de la formidable

artillerie de l’armée russe. Et à la défaite. L’enfer durant des

mois dans la neige qui n’était jamais blanche : noire de

retombées des agressions et rouge du sang des hommes des

deux camps. Des combats où les morts se comptent par

 

dizaines de millions. Il prit part à la bataille d’Italie. Puis ce fut la

débâcle de Normandie, après le débarquement du 6 juin 1944.

Chassés de France par les troupes alliées de la Libération,

Hans et ses compagnons regagnèrent le Heimat, le territoire de

la mère patrie allemande. Le comble de l’humiliation pour le

Führer qui, génie devenu fou, et contre l’avis de ses généraux

conscients de ce que la guerre était perdue, décida l’Offensive

des Ardennes. II L’Offensive : Houffalize se prépare à fêter Noël

Sous les ordres du Generalfeldmarschall von Rundstedt comme

en Pologne et comme en Ardenne il y a cinq ans mais sans plus

y croire, Hans entra à Houffalize, le mardi 19 décembre 1944,

par la route de Bastogne. Houffalize est une belle petite ville

comme il n’en existe pas dans la plaine du nord de l’Allemagne.

Un charmant décor de vallée enneigé traversée par une rivière

que l’hiver avait rendue torrentueuse. Les piétons, bien

emmitouflés, se déplaçaient au ralenti sur les trottoirs glissants

de la dernière semaine de l’avent. C’était dans six jours Noël.

Certes on remarquait un pont provisoire parmi les rares traces

de la Libération par les Alliés en septembre. Mais des sapins

décorés ornaient les rues, les vitrines étaient garnies et celles

des pâtissiers mettaient en appétit avec des bûches au chocolat

américain, ce chocolat dont on avait été privé pendant cinq ans.

Les cafés et les hôtels restaurants avaient fait provision de fûts

de bière et de vins de Moselle. Dans le menu des réveillons

étaient proposés des écrevisses et des cuisses de grenouille

ainsi que des champignons cueillis dans les champs, spécialités

locales conservées dans des Weck sur les garde-manger. Et

dans les familles nombreuses on se réjouissait de savourer les

meilleurs plats de cochonnailles fournies par le porc engraissé

dans la remise de chaque maison et que l'on avait sacrifié

devant la porte en présence de tous les enfants du voisinage.

Chez d'autres, c'était du lapin nourri par les enfants qui avaient

été cueillir aux salades un jour sur deux après l'école. III Hans

prend ses quartiers à Houffalize Le lundi 18 décembre 1944, les

soldats américains avaient quitté la ville furtivement, eux qui

depuis la grande Libération étaient là comme garants de la

sécurité de la population. Levé le camp sans prévenir le

bourgmestre, malgré la promesse que le commandant lui avait

faite la veille, en précisant naïvement -mais était-ce naïvement

 

? - que l’éventualité du retour des Allemands était à exclure.

Voici une ville laissée en plan avec ses habitants sans

nouvelles fiables de qui et d’où que ce soit : il n’y avait plus

d’électricité, donc pas de TSF (radio). Que dire du téléphone. Et

que croire des fuyards en transit... * Mardi 19. Houffalize est

une ville offerte à l’arrivée des Allemands. Surprise : la

soldatesque teutonne ne payait pas de mine. Plus rien de la

superbe qu’on leur connaissait. Vraiment rien de la rutilance de

la campagne des 18 jours. Hans, comme ses compagnons déjà

bien engagés dans la trentaine, paraissait 20 ans de plus que

son âge. Çà et là pour rafraîchir la troupe, quelques écoliers

bien blonds et aux dents blanches arrogantes dans des

uniformes mal ajustés. Des hommes exténués plutôt bon papa

d’un côté, et de l’autre des jeunes gens inexpérimentés le

regard effarant. Sous-alimenté depuis des années notre tailleur

de Hanovre présentait un visage livide, décharné, les yeux

renfoncés dans les orbites de par les horreurs qu’il avait

traversées. Ah ! Tous ces vieux de la Wehrmacht, les vêtements

parfois dépareillés, qui marchaient claudiquant d’au moins une

jambe, les pieds chaussés de bottes délabrées en accordéon.

Si ces hommes défilaient derrière des tanks impressionnants,

tout le reste du charroi était brinquebalant, obsolète, avarié par

des milliers de kilomètres endurés dans les pires conditions.

Une mécanique cacophonique. Houffalize, ville offerte,

Houffalize, ville morte. Plus Noël approchait, plus elle se vidait

de ses habitants, partis en quête de refuge ailleurs. * Hans

trouva à se loger dans une maison que des Américains avaient

quittée précipitamment. Il partageait sa chambre avec Sepp, un

ouvrier de brasserie de Munich. Hans et Sepp aimaient se

promener à Houffalize. Hans le protestant austère de Hanovre

appréciait une cité pittoresque dont sa région monotone était

dépourvue, et Sepp le catholique jovial retrouvait un coin de sa

Bavière bucolique. Mais surtout, Hans et Sepp aimaient les

enfants. Depuis cinq ans, ils étaient privés des leurs. * Pas

évident de sympathiser avec des enfants sous les yeux de leurs

parents dont on est l’ennemi redoutable depuis cinq ans. Quand

on porte l’uniforme et qu’on parle la langue synonymes de

barbarie. Les Américains avaient quitté leur chambre à la hâte

en laissant dans une armoire des sucreries : du chocolat, des

 

bonbons, des barres de gaufres, des chewing-gums, des boîtes

d’abricot en conserve. Ni Hans ni Sepp n'en auraient goûté, eux

dont les enfants étaient dépourvus de toute friandise, qu’ils

savaient mal nourris et malheureux à Hanovre et Munich depuis

le début de la guerre. Comment se faire accepter distribuant

aux enfants houffalois des gâteries avec sur les mains le sang

de leurs semblables de l’Atlantique à l’Oural et au Maghreb

méditerranéen ? Car Hans l’avait compris depuis longtemps : ce

n’était pas pour chauffer son peuple avec du charbon de

Pologne que le Führer avait conduit son pays à sa perte. Il avait

multiplié au quotidien des crimes contre l’humanité au nom

d’une inhumaine doctrine et mu par sa folie génialement

contagieuse. Hans le simple et brave tailleur organiste de

Hanovre qui initiait les enfants au solfège les dimanches matin

avait honte de ce qu’il était. IV Le Noël maudit Le jour de Noël

Houffalize allait faire connaissance des bombardiers bourreaux

venus d’Angleterre, qui lui fourniront à Saint-Roch son premier

lot de victimes à inhumer. Et c’est à partir de ce maudit 25

décembre que les Houffalois s’engouffrèrent en masse dans le

refuge de quelques abris hospitaliers appropriés, à la guerre

comme à la guerre. Les plus populeux, et même surpeuplés,

étaient ancrés dans le centre-ville : tout profit psychologique et

logistique. Les caves de la tannerie Poncin et celle dite de la

cour de l'abbaye (presbytère) ; l’écurie d’Henri Maréchal où,

sauf un seul rescapé, fut immolée sa nombreuse famille. Ce

sera le 6 janvier. La famille Maréchal, malédiction à rapprocher

de celle de la famille Wuillemote entassée sur la route de

Bastogne : le 26 décembre, des huit membres de la famille,

seuls deux enfants survivront. Tous abris qui s’avéreront n’avoir

été que de séduisants sépulcres. * On a estimé qu’entre 350 et

400 Houffalois étaient demeurés dans la ville, le sinistre jour du

6 janvier. Un millier s’était donc enfui. * Il y a ceux qui avaient

opté pour un point de chute dans les villages avoisinants,

notamment au nord de la ville : Taverneux, Fontenaille, Mont.

Les habitants de Bonnerue, Engreux et de Cetturu firent

également preuve d’une héroïque grandeur d’âme. Sans oublier

la famille Lambin, dans un écart, le bien nommé Ermitage. *

D‘autres Houffalois étaient parvenus, avec le secours d’un

camion au gazogène, à atteindre un accueil dans de la famille

 

plus lointaine, dans le Namurois, à Liège et Bruxelles, où la

sécurité leur fut garantie, si ce n’est lorsque ces deux grandes

villes furent épisodiquement la cible des V2. * Puis il y a ceux

qui n’eurent d’autre choix que le comble de l’inconfort dans les

bois des alentours. Warivenne, au confluent de l’Ourthe et du

ruisseau de Cetturu, accessible uniquement par un long chemin

ici de terre, là rocailleux, à plusieurs kilomètres de la vie

humaine la plus proche, offrait le brise-vent d’affleurements

schisteux. Des abords du vieux chemin escarpé de Bonnerue

en passant par le petit pont de Suhet, on pouvait tirer avantage

de sapinières et de feuillus : les résineux drus, parfaits pour une

protection visuelle y compris de la fumée des feux en plein air,

les hêtraies recelant des tapis de sol qu’on disposait sur une

hutte de branchages en lasagne avec de la paille chapardée

dans des hangars proches des fermes. Ceux qu’on appellera

plus tard les hommes des bois vivaient dans l’invivable : la

neige et un froid largement sous zéro, l’éloignement de

victuailles. Pour boire, on suçait des glaçons. Pour manger, les

hommes les plus valides, plusieurs heures de marche dans la

neige, prenaient tous les risques pour aller rabioter dans les

fermes surpeuplées et besogneuses. Pour le reste, jamais des

vieillards égrotants n’ont autant souffert d’être des boulets au

pied, se sentant fardeaux encombrants et improductifs

parasites. Pour ces hommes des bois, en alerte permanente

sous les feux de l’artillerie alliée vers Houffalize, les seuls

moments de pénible et honteuse décompression étaient quand

la nuit ils voyaient au loin le ciel ébloui : Houffalize était

bombardée, pas eux. V Hans rencontre des Houffalois Peut-on

dire qu’il existait une compassion, chez les Houffalois et les

Allemands qui se côtoyaient tous les jours, qui fût réciproque ? *

Sans qu’ils y soient tenus, Hans et Sepp visitaient à l’heure de

la pénombre les abris souterrains du centre de la ville. Ils

contrôlaient l’état des soupiraux et de quelques ouvertures de

fortune spécialement aménagées afin de garantir une sortie

d’air tant que faire se peut lors du soufflement des explosions

des bombes apocalyptiques. Il arrivait en effet que le froid

justifie, la journée, d’obturer partiellement ces bouches. * Le

matin, ils faisaient une tournée d’examen des étançonnages

pour indiquer aux hommes comment pallier d’éventuels dégâts.

À

 

À ces Houffalois qui, surtout devant leurs femmes, exprimaient

se sentir dévalués, Hans et Sepp dans un jeu de rôle,

accroupis, indiquant d’une main les étançons, et de l’autre

couvrant leur tête en ne laissant apparaître que l’index et le

majeur, dardâchaient : Wir, zwei Jahre Stalingrad, auch

Bombardierung. Zwei Jahre ! Nous autres à Stalingrad, pendant

deux ans, oui deux ans, nous avons déjà été bombardés. * Un

avant-midi, recueillis devant les couvertures enveloppant deux

victimes, on récitait le chapelet. Sur la pointe des pieds, Hans et

Sepp s’approchèrent, nu tête, demeurant en retrait du cercle.

Deux femmes s’écartèrent, les Allemands se sentirent invités à

faire un pas en avant. Après quelques « Je vous salue Marie »

Sepp, il fallait l’oser, se rallia d’une façon de moins en moins

inaudible au répons, et dans sa langue : Heilige Maria, Mutter

Gottes, Bitte für uns Sünder... (Sainte Marie, mère de Dieu

pauvres pêcheurs...) Hans, le luthérien, priait en silence et les

yeux clos. VI Le SS doryphore Si les soldats allemands du gros

de la troupe faisaient preuve d’altruisme et de bienveillance

dans les caves comme en ville, il n’en était pas de même des

S.S., dont on aurait préféré ne jamais voir que leurs talons, si

tant est qu’il fallait qu’on les voie. Les gens disaient SS ou

GESTAPO, pour eux c’était du pareil au même sinon que SS

était un mot, semble-il, moins effrayant. * L’un d’eux, au visage

d’alcoolique qu’il était et pas un peu, entrait plusieurs fois par

semaine dans la plus grande cave, revolver au poing. Dans

l’espace confiné d’un sous-sol mal éclairé, ça impressionne. On

savait d’avance pourquoi il venait. Il levait la main gauche en

montrant ses cinq doigts : fünf Mädchen, Kartoffeln « . Cinq

jeunes filles, pommes de terre ». Il venait chercher cinq jeunes

filles pour éplucher les pommes de terre, base de la nourriture

de l’armée allemande. Les noms moqueurs ne manquaient pas

pour désigner ces soldats occupants ; l’un d’entre eux était «

doryphore », un insecte calamiteux parasite du tubercule. Et

cinq jeunes filles volontaires devaient le suivre. Et il y avait

intérêt à ce qu’il y en ait cinq, sans hésitation aucune. Elles

 

devaient alors précéder le SS jusque chez Nestor Lesnino, au-

dessus de la ville : c’était là leur atelier d’épluchage. Bien sûr

 

que pour l’Allemand, c’était son droit, et pour les jeunes filles,

c’était une obligation : par temps de guerre, il faut savoir être

 

docile. Mais ça n’aurait contrarié personne si le SS qui les

escortait n’avait pas eu un revolver au poing. Ce SS était mal vu

aussi bien des Houffalois que des Allemands qui, outre d’en

avoir peur eux-mêmes, en avaient honte * Une rumeur fondée

 

était qu’il existait une grosse chamaillerie entre le notaire Urbin-

Choffray et notre SS doryphore. Le notaire habitait une

 

imposante bâtisse cossue on ne peut plus au centre, là où sera

installée la banque Fortis au début du XXIe siècle. Il

apparaissait comme étant l’homme le plus riche de la ville. Son

immeuble, désaffecté depuis le sinistre de l’Offensive, en fut la

dernière ruine, offrant à la vue des passants des spectaculaires

stigmates, vestiges des tirs d’artillerie qui l’avaient criblé lors

des bombardements. Comme le notaire, socialement très

distant, n’était pas l’homme à aller s’épancher dans les cafés ou

à la sortie de la grand-messe, on n’a jamais eu que des

conjectures à propos de leur dispute. Semble-t-il que l’Allemand

rackettait le notaire en exigeant qu’il lui fournisse sa ration

quotidienne d’alcool. Mais comme disaient les Houffalois

goguenards : ça ni nos r’louk nin çou ki gn’a inter di zèls deûs,

mès i vâ mî ki ça sèye avou l’notêre k’avou onk di nos-ôtes« .

Cela ne nous regarde pas ce qu’il y a entre eux deux, mais il

vaut mieux que ce soit avec le notaire qu’avec l'un d'entre nous

autres. VII Le Doyen Georges Reste que Hans ne savait

comment s’y prendre pour que les friandises laissées par les Gi

soient distribuées aux enfants. * Il y avait un homme dans la

ville, le doyen Georges, l’âme de la population des caves.

Durant le mois qu’a duré l’offensive, a-t-il une seule fois enlevé

sa soutane pour dormir ? Non, il était jour et nuit sur la brèche,

et c’est à croire que Dieu lui avait donné la grâce de l’ubiquité.

Omniprésent, polyvalent. Il est difficile de comprendre

aujourd’hui le poids de la religion à l’époque, les responsabilités

que cet homme avait entre les mains, la confiance que les gens

mettaient en lui : jamais il n’avait le droit de faillir. Chaque jour

sa soutane se souillait davantage. Couverte des poussières des

retombées des bombardements, des bâtiments démantelés où

il lui fallait pénétrer parmi des murs qui s’effondraient érodés

par le feu. Son ample vêtement noir était mité d’accrocs, tous

les boutons en-dessous de ses genoux étaient arrachés d‘avoir

enjambé les tas de décombres qui obstruaient les routes. Çà et

 

là, des zones plus claires, auréolées : c’était d’y avoir lavé le

sang des blessés qu’il avait manipulés. Le sacerdoce lui

conférait de réconforter ses ouailles effondrées devant les

cadavres des membres de leurs familles ; de distribuer aux

grands blessés la communion, qui s’appelait en la circonstance

le saint viatique ; de répandre des huiles consacrées, l’extrême

onction, sur le front des agonisants. Ce qu’on n’apprenait pas

au séminaire au service de 350 personnes simultanément. VIII

L’affection de Hans pour la petite Perpétue C’est à lui que Hans

s’adressa pour demander conseil. La chose étant difficile à

traiter, le doyen héla un Houffalois qui connaissait l’allemand,

Monsieur Ubachs, ancien propriétaire de l’hôtel des Postes.

Hans expliqua qu’il avait des friandises pour les enfants, mais

qu’il ne souhaitait pas que le visage d’un Allemand soit lié à ce

don. * Hans se renseigna également sur une petite fille, qui

ressemblait à la sienne, Greta, laissée à Hanovre. II avait eu

pour elle des regards d’affection lorsqu’il visitait son abri où,

assise sur une couverture pliée en deux qui lui servait de

couche, elle coloriait des dessins. L’interprète lui confia qu’elle

s’appelait Perpétue, et sa mère Félicité. Son père, piégé à la

Kommandantur d’Arlon, n’avait pas pu échapper à la

déportation vers le travail obligatoire en Allemagne, la

Werbestelle, que les gens appelaient ouèrbèstèle. Un travail de

forçat dont peu sont revenus vivants, organisé par celui qu’on

appela le négrier de l’Europe, Fritz Sauckel, qui sera pendu sur

un jugement du tribunal de Nuremberg. * D’autant plus que

Félicité, la mère, était douloureusement privée de son mari,

Hans le puritain ne tenait pas à ce que l’on jasât contre cette

femme en raison de ses sentiments envers sa fille. * Le doyen

Georges fit s’approcher Joseph Ricaille, qui s’était improvisé

infirmier et n’était jamais loin. C’était un homme de conviction

dont le visage exprimait la bonté, toujours disponible. Il aurait

pu jouer les bons offices : que les chocolats passent dans les

mains des enfants sans irriter qui que ce soit parmi les grandes

personnes. Le doyen le prit par le bras. Comme on n’était pas

loin de l’église, et pour le valoriser, il pointa l’index de l’autre

main sur l’édifice, et le présenta à Hans en disant : c’est

l’organiste de notre église. Le Hanovrien comprit bien sûr le mot

Organist et aussitôt son visage s’épanouit. Ich, auch Organist,

 

in Hanover (moi, également, organiste, à Hanovre). Et

spontanément chacun d’eux se pencha vers l’autre avec un

respect non feint. Une certaine gêne chez Hans qui exprimait :

« si tous les hommes étaient musiciens je ne vous saluerais pas

avec sur les épaules un uniforme infâmant. C’est la première

fois depuis 5 ans que Hans donnait la main à quelqu’un. * On

s’arrangea : Joseph donnerait les gourmandises aux parents

comme objets trouvés, sans dire par qui, au départ des

Américains. * Hardiment, Hans s’adressa à l’interprète en disant

qu’il était tailleur, et qu’il aimerait confectionner une poupée

pour Perpétue, la petite fille qui avait l’âge de la sienne. Mais il

fallait la lui offrir avec la même discrétion quant à son origine.

Sepp intervint. Pas une poupée, camarade luthérien, ici c’est

comme en Bavière, les gens sont catholiques, fais-lui un roi

mage, c’est leur fête le 6 janvier. Ainsi fut-il convenu. * Le

lendemain Hans se présentait à l’atelier de la grand-rue pour

rencontrer Nelly Simon qui partageait ses journées entre

apprentie couturière et auxiliaire de la Croix Rouge. Il en sortit

avec un prêt de ciseaux et quelques aiguilles, ainsi que du fil

noir. IX Hans et Sepp, petit tour de ville Hans et Sepp

commençaient à bien connaître Houffalize et ses habitants

réduits à la portion congrue. De l’étoffe, il suffisait de se servir

parmi les voilages et rideaux à dégager parmi les gravats.

Restait la matière pour farcir le vêtement du roi mage qu’il allait

coudre : Hans avait sa petite idée. * Avec son camarade, Il

remonta la grand-rue, les escaliers des deux fossés étant

impraticables. Les fossés : ainsi nomme-t-on à Houffalize les

raides raccourcis entre la grand-rue et la Ville-Basse. Le grand

fossé, en face de l’actuel hôtel de ville, était un amoncellement

des éboulis de l’hospice dévasté par des bombes incendiaires.

On était parvenu à évacuer les pensionnaires à temps vers les

caves du fond de la ville, sinon deux d’entre eux qui périrent

dans les flammes. * Entre Noël et nouvel an, c’est la partie sud

de la ville qui fut touchée. Chéravoie, St-Roch, la Gare, route de

Bastogne, place des Tilleuls. C’est de jour qu’échangeaient

leurs décharges l’aviation alliée et la défense antiaérienne

allemande dont les effectifs étaient disposés à de nombreux

endroits. * Les deux Allemands croisèrent et saluèrent Camille

Jacqmin, un véritable passe-muraille. Parmi les profanes, il fut

 

l’homme le plus utile, peut-être, de l’Offensive. On le vit dégager

en les hissant par le soupirail vingt-six personnes de la cave de

Monsieur Daulne tout juste bombardée. Il approvisionna en

viande la communauté houffaloise par on ne sait quel jeu de

relations dans les villages. Il s’exposa à la mitraille pour des

missions de messager nocturne. Il contint l’émotion de

découvrir le plein de morts dans les caves sans perturber la

poursuite de ses besognes périlleuses. * Ils baissèrent les yeux

en apercevant le Docteur Verheggen sortir de la maison du pied

de St-Roch, suivant un brancard porté par Renée Lambin et

Joseph Ricaille. Que penser du Docteur Verheggen, un homme

débonnaire et taiseux, seul médecin à Houffalize, qui ne

s’attendait jamais à devenir urgentiste de guerre dans la ville

qui aura le plus souffert dans la bataille des Ardennes... Pas le

moindre embryon d’hôpital de campagne, pas d’assistant

spécialisé. Accéder aux patients par des routes qui n’existaient

plus, sans éclairage dès la tombée des nuits de fin décembre.

Pas de téléphone : que des coursiers qui le traquaient au

besoin pour l’alerter qu’on mourait ici ou là, route de Bastogne

ou Bois des Moines, et pas d’instruments adéquats pour porter

secours, ni médicaments, ni surtout anesthésiants ni morphine.

Une silhouette caractéristique : la trousse dans une main,

l’autre bras tendu pour chercher un équilibre sur de la neige

invisiblement verglacée. On ne connaîtra jamais ce qu’il a vécu,

un vécu pour le reste indicible. Une heure du Docteur

Verheggen aurait suffi à vous traumatiser pour le restant de

toute une vie. Peut-être sa future passion pour l’ornithologie

palliera-t-elle les séquelles de l’adversité éprouvée. * Hans et

Sepp entendirent le Docteur donner rendez-vous aux

brancardiers à la tannerie Poncin. Et comment, en dix jours à

Houffalize, n’auraient-ils pas compris les mots tannerie Poncin ?

Ah! La tannerie dont la cave hébergeait plus de cent personnes.

Au fond, la morgue. Juste avant, les blessés : plus ils étaient

considérés graves, plus près des morts les avait-on installés,

lugubre prévoyance pour quand ils basculeraient dans l’au-delà.

Pêle-mêle ceux qui gémissaient et ceux qui criaient. Ceux qui

subitement hurlaient en transe, qu’un cauchemar venait de

réveiller. La cave de la tannerie ! Par séquences, de fulgurantes

lueurs traversaient les soupiraux, suivies de détonations, puis

 

de vibrations. Une tabagie opaque peinait à atténuer les odeurs

des cadavres mêlées aux émanations psychédéliques de

l’infirmerie. Moments de silence en alternance avec des
moments de prière. Ceux qui grelottaient de fièvre. Lescoliques,
les diarrhées, la diphtérie. Les vieillards transis qu’on
venait de ramener en désespoir de cause de leurs huttes dansla forêt.
Ceux à qui il fallait refuser l’accès, à défaut de place.
À l’entrée, le pétrin où Madame Gadisseux mettait la pâte à lever
dans un air relativement attiédi par la chaleur animale des
occupants, pétrin qu’on ressortirait une fois le travail terminé
pour regagner l’espace d’un grabat. * Après avoir emprunté la
Chéravoie et la rue Porte à l’Eau, Hans et Sepp arrivèrent à la
gare du tram. Sur la place, il y avait la maison de Fernand
Dislaire, un menuisier connu pour son tempérament placide et
taquin. Hans frappa à la porte. La femme vint ouvrir : je vais

 

chercher mon homme , dit-elle sans préambule. Lorsque celui-

ci rentra dans la cuisine, soulagée, elle demanda : - K’èst vlint-i

 

? Que voulaient-ils ? - Ô ! Jusse one cayote di rututus. Oh!

Juste un sachet de copeaux. X Perpétue reçoit son roi mage Le

5 janvier 1945 au matin, Hans et Joseph Ricaille se

rencontraient au Crucifix, le carrefour au bas de Houffalize.

Hans lui remit le présent bourré des copeaux emballé dans du

papier kraft tout chiffonné. Apparut Mademoiselle Choffray. *

Mademoiselle Choffray était la présidente de la Croix Rouge.

Belle femme au port comme aristocratique, elle donnait l’image

de la bienveillance et de l’autorité naturelle. Durant toute

l’offensive, elle dirigea la Croix rouge avec maestria. D’une

influence discrète, elle connaissait tout de la clandestinité.

Respectée des uns comme des autres, elle parlait d’égal à égal

avec les officiers allemands. Joseph Ricaille avait obtenu de

Mademoiselle Choffray que ce soit elle qui remette en main

propre la figurine du roi mage à Félicité, qu’il avait prévenue.

Mademoiselle Choffray voudrait te parler demain matin, tiens-toi

prête ». * La mère de Perpétue attendait à l’entrée de son abri,

tout en affaire. Joseph précédait celle qu’il présenta en sa

qualité de présidente de la Croix Rouge, ce qui accrut le trouble

de la jeune femme. Voilà, Félicité, j’ai un cadeau pour

l’Épiphanie de la petite. Je l’ai reçu il y a quelques jours, et je

me suis dit que ça lui revenait. À elle et à vous. Vous êtes une

 

femme méritante exemplaire, et d’autant plus que vous vivez

une situation encore plus pénible que les autres : votre mari en

Allemagne. Félicité ouvrit le paquet. Un joli roi mage brillant

neuf, vêtu d’une mise couleur ocre et survêtu d’une grande

cape en velours pourpre. La couronne était classique : des

petites pointes jaune or pour cerner la tête. * Tout émue elle

appela Perpétue. Perpétue n’avait jamais vu Mademoiselle

Choffray de si près. La mère rendit la poupée à la notable

houffaloise, afin que la gamine reçût la figurine comme remise

par la prestigieuse reine Élisabeth au cours d'une cérémonie

protocolaire. - Perpétue, je te remets une figurine d’un roi mage,

c’est la fête des Rois demain. Comment l’appelleras-tu ? -

Balthazar, à cause de la myrrhe répondit l’enfant. * Joseph

Ricaille, homme d’une grande culture biblique, pensa : pourquoi

donc sans hésiter a-t-elle choisi le roi qui offrit de la myrrhe à

Jésus ? . Le symbolisme de cet onguent lui inspira une réflexion
qu’il considérera plus tard coupable : la myrrhe chez les juifs
était un onguent dont on oignait les agonisants afin d’alléger
leurs souffrances, et aussi afin de les embaumer pour leur
voyage vers l’au-delà. Le Jésus enfant n’aurait pu faire usage
de myrrhe qu'avant la crucifixion, quand on lui en offrit à boire,
coupée de vin. * La mère, toute secouée, fit la formule de
circonstance : Perpétue, tu pourras bien y faire attention, à ton
roi mage Balthazar. Et tu as bien dit merci à Mademoiselle
Choffray ?. De loin, Hans avait suivi la scène, confondant dans
son regard humide la petite Perpétue et sa fille Greta. XI Hans,
Félicité et Perpétue. La fin de l'histoire C’est le lendemain matin
6 janvier qu’eut lieu le grand bombardement. Une lumière
dantesque apparut et tout flamboya. Un séisme de fin du
monde. Le vacarme des trompettes de l’apocalypse se faisait
écho, en se démultipliant, d’un coteau à l’autre de la ville
enneigée. Le solennel chaos du jugement dernier
s’accomplissait. * Couchée sur sa couverture, Perpétue
prononça les invocations suivantes, propres aux Houffalois,
propres aux enfants houffalois : Notre-Dame de Forêt, priez
pour nous Notre-Dame de Beauraing, priez pour nous Notre-
Dame de Fatima, priez pour nous. Elle n’aura pu faire attention
à son roi mage que moins de 24 heures. Elle ne l’aura chéri que
le temps d’un soupir. Un souffle violent passa, qui paisiblement
fit rendre l’esprit à la gamine. * Sa mère Félicité ne s’en aperçut
pas, aveuglée par des flammes foudroyantes, empêtrée dans la
chaleur de la fournaise, la gorge encombrée de fumées
corrosives qui gagnaient ses poumons. Dans la cave tous les
diables de l’enfer étaient déchaînés. Embrasée, Félicité se
tordait, Félicité se contorsionnait, Félicité hurlait, tandis que la
mort faisait son œuvre. Oh ! comme elle avait hâte qu’elle
l’embarque, la mort, vers une autre rive ! Cela prit une demi-

heure pour que sa vie se consume. Pour qu’elle ne souffrît plus.

 

*** Au sommet de Saint-Roch, la DCA de la Wehrmacht venait

d’abattre un avion allié. Aussitôt la Royal Air Force se mit à la

pilonner d’un tapis de bombes, à la mitrailler de toute l’énergie

de ses tirailleurs vindicatifs. Quand Hans tomba, le visage
défoncé, sa tête ne tenait plus que par les vertèbres. Un
shrapnel fit jaillir ses viscères. Un autre lui arracha les deux

mains. L’organiste de Hanovre demeura à l'abandon gisant

couvert de neige des semaines et des semaines. Quand on
recueillit ses restes, rien ne permettait plus d’identifier de qui il

s’agissait. On l’inhuma bien plus tard au cimetière allemand de

Recogne près de Noville. Sur la croix de son lopin de tombe il

est écrit : « Nur von Gott bekannt » «Ici repose un homme dont

Dieu seul connaît le nom » *** René Dislaire © Houffalize, le 17

janvier 2020

Portrait de ReneDislaire
René Dislaire