Vacances aux Bianos
Quatre heures et demie du matin. Encaqués à l’arrière ouvert de la jeep, assis sur des bancs de fortune, par cette grande saison froide, nous chantons pour ne pas penser au petit vent piquant qui nous transperce de ses fines aiguilles.
En vacances chez notre ami éleveur, gérant l’une des fermes de la Grelco, sise sur les hauts plateaux des Bianos, au Katanga, je n’avais pas prévu sortir aux petites heures du jour, et n’avais pas de vêtements chauds...
La Grelco est un immense élevage de bovins : dix mille têtes de bétail disséminé sur quarante mille hectares, immense pâturage sans clôtures, dont certaines parties ne sont pour ses gérants, en saison des pluies, accessibles qu’à cheval. Ces vastes étendues parsemées de troupeaux de belles vaches brunes aux cornes immenses, font penser à un grand décor de film Western… Nous ne serions pas étonnés de voir surgir John Wayne au détour de la piste.
Je grelotte... Mon voisin se moque gentiment de mon imprévoyance, tous rient aux éclats de ses réflexions, puis compatissant, il jette sur mes épaules un coin de sa chaude capote militaire, vieux souvenir de son passage au cœur l’armée. Rassérénée par cette chaleur, je continue à apprendre les chansons dans leur dialecte, et participe avec plaisir aux joyeux canons.
Notre ami nous emmène, les bouviers et moi, vers le “diep”, bain désinfectant dans lequel plongeront tous les troupeaux, rassemblés pendant de longues semaines, à des kilomètres à la ronde: c’est le grand “treck bétail” organisé chaque année.
Les hommes font entrer le bétail dans les enclos qui mènent au “diep” tout en riant et échangeant des nouvelles de leurs familles, se narrant tous les derniers potins de leur village : beaucoup ne se rencontrent que lors de cet événement, il y en a donc des choses à raconter !
Il m’est interdit de les accompagner dans les paddocks pour diriger les bêtes vers leur bain : du haut de mes douze ans, et citadine de surcroit, je n’ai aucune expérience de ce métier, et risquerais de me faire piétiner. Je m’installe sur une clôture, et observe. Un nuage de buée plane sur le troupeau.
Les bovins passeront d’abord par le “ petit bain ”, désinfectant spécifiquement les pieds, puis le couloir étroit leur interdisant tout demi-tour les dirige vers le “ grand bain ” dans lequel elles plongeront : il les débarrassera de leurs tiques et autres vermines.
À l’endroit où elles sautent, les bêtes disparaissent totalement dans la solution désinfectante. Puis apparaît leur tête : les narines pincées, elles nagent vaillamment et reprennent pied sur le plan incliné qui les mènera à la sortie.
Les veaux suivent leurs mères et plongent. Des perches tendues par le personnel accompagnent leur évolution, au cas où le petit n’aurait pas son brevet de natation et risquerait sa vie… Précaution inutile : tous sont de très bons nageurs.
Dans un immense paddock, commence une étrange corrida : les bouviers isolent un à un les veaux de l’année, leur attrapent la tête et leur tordent le cou, pas trop pour ne pas leur faire mal, mais assez que pour les déstabiliser, les faire tomber, et les maintenir à terre.
Ils me proposent de participer : enchantée que l’on m’attribue des responsabilités, j’attrape non sans mal un petit, qui apeuré, gigotte et se débat tel un beau diable. Comme dans les westerns, je le fais tomber, le plaque au sol…
Je me demande ce qu’il faut maintenant faire, lorsque trois bouviers m’écartent et maintiennent fermement le veau, tandis qu’un quatrième larron approche, un fer chauffé au rouge à la main.
Il applique le fer sur la fesse de l’animal, dans un nuage de fumée aux odeurs âcres de poils et chairs brûlées, le veau meugle de peur et de douleur… Je me sens pâlir : cette scène me déroute et révulse. Pourquoi faire mal à ces pauvres animaux ?
Tout en badigeonnant la plaie d’un puissant antiseptique, les bouviers m’affirment que la bête n’a pas eu mal, que ce n’était pour elle qu’un mauvais moment à passer, vite oublié.
Je ne savais pas que pour les veaux nés dans l’année, le côté très désagréable de ce gigantesque rassemblement annuel consiste à être attrapés un à un, et marqués au fer rouge pour indiquer leur propriétaire. Un cran sera aussi taillé dans leur oreille pour indiquer l’année de leur naissance.
Attristée d’avoir participé à cette torture, je ne veux plus attraper les veaux, m’empare du tampon et les badigeonne abondamment, le plus vite possible pour atténuer très rapidement leur souffrance…
Actuellement, les troupeaux ne sont plus marqués au fer rouge : on attache aux oreilles des bêtes des supports sur lesquels sont indiquées toutes les références nécessaires à leur identification et à leur “ traçabilité ”, méthode nettement moins barbare qu’à l’époque.
Mise à part l’impressionnante séance de supplice du marquage, un excellent souvenir de ces vacances reste gravé dans ma mémoire.
Nous avons eu beaucoup de chance, enfants de coloniaux, de côtoyer un peuple aux us, coutumes et traditions différents des nôtres, de connaître des expériences époustoufflantes et moult aventures extraordinaires, qui nous ont ouvert l’esprit, appris la diversité des êtres et des choses, et initié au sens du “ système D ”, système de la débrouillardise.
(Note: les photos sont tirées d'internet)